Je croyais que l’histoire de mon père s’était terminée au cimetière, ce mardi matin sous la pluie fine.
En réalité, ce jour-là ne fermait pas un chapitre : il en ouvrait un autre, où c’était à moi de tenir le carnet à sa place.
Le lundi suivant, je suis remonté à Lyon comme prévu.
Le train filait au milieu des champs détrempés. Les essuie-glaces du wagon laissaient des traînées floues sur la vitre, et le village rapetissait derrière moi, coincé quelque part entre deux collines et une route départementale.
Dans mon sac, il y avait encore l’odeur de sa maison : le camphre, le café réchauffé, la sciure. Et ce carnet à spirale, que j’avais gardé comme d’autres gardent un bijou.
À l’arrivée, la ville m’a sauté au visage : flux de voitures, notifications sur mon téléphone, mails urgents, réunions à planifier. Tout ce qui constituait ma vie avant.
Mais quelque chose s’était décalé à l’intérieur.
Le lendemain, j’étais de retour dans l’open space. Mur végétal, lampe design, écrans doubles, langage habituel des tableaux de bord et des « KPI ».
À 10 h 12, mon téléphone a vibré discrètement.
Numéro : Gérard, garagiste, Haute-Loire.
Je me suis levé, ai prétexté un appel client, me suis enfermé dans une petite salle de réunion vitrée.
— Oui ?
Sa voix grave a grésillé dans le combiné.
— Je t’embête ? J’ai… j’ai peut-être ton premier « dossier », comme t’as dit.
Il a expliqué vite, gêné. Une jeune femme du coin, Céline, la trentaine. Un divorce, un gamin de quatre ans, un contrat de ménage pas renouvelé. Une voiture en rade qu’elle ne pouvait pas payer, et aucun employeur prêt à lui donner sa chance : « trop compliquée », disaient-ils.
— Je pourrais la prendre à mi-temps à l’accueil, pour les factures et les rendez-vous, a poursuivi Gérard. Elle est vive, débrouillarde, mais… Pour six mois, j’ai pas les moyens. Pas sans risquer de virer mon apprenti.
J’ai regardé mes mains posées sur la table en bois clair. Mes mains de consultant, douces, pas abîmées par le travail manuel comme celles de mon père.
— D’accord, Gérard. Tu l’embauches comme si tu pouvais la payer. Tu me donnes le montant chaque mois, et je te fais un virement.
Un silence. Puis :
— Même principe ? Elle ne doit rien savoir ?
J’ai avalé ma salive.
Je me suis revu, moi, recevant de l’argent de mon père par virement, avec un simple : « Pour la chaudière ». Jamais il n’avait ajouté : « parce que j’ai peur que tu aies froid », ou « parce que je t’aime ».
— Oui, ai-je répondu doucement. Même principe. Elle a besoin de respect, pas d’un ticket de caisse « bonne action ».
Gérard a soufflé dans le combiné, comme un soupir de soulagement.
— T’as vraiment la même voix que ton vieux, des fois.
Quand j’ai raccroché, je suis resté un long moment dans la salle vitrée, face à mon reflet dans la baie.
Dehors, mes collègues passaient avec leur café à emporter, leurs dossiers sous le bras. Je me suis vu un instant comme un étranger dans ma propre vie.
Ce soir-là, assis à la table de la cuisine, j’ai ouvert mon ordinateur portable.
Un nouveau fichier Excel a pris vie : « JEANNOT ».
Réflexe professionnel : colonnes, lignes, cases.
NOMS – SITUATION – INTERMÉDIAIRE – MONTANT – DURÉE.
J’ai rempli la première ligne :
CÉLINE – REPRISE EMPLOI / MÈRE SOLO – GARAGE GÉRARD – 6 MOIS.
J’ai hésité avant de taper la suite.
Puis j’ai fermé l’ordinateur.
Le carnet de mon père était plein de ratures, de majuscules irrégulières, de pages cornées. Ça sentait le café et les mains calleuses. Mon tableau, lui, sentait le bureau climatisé.
Je suis allé chercher le carnet à spirale dans mon sac. Sur une nouvelle page, j’ai écrit, en appuyant fort sur le stylo :
MARS 2024 – CÉLINE (ACCUEIL GARAGE) – SALAIRE 6 MOIS. PAYÉ.
Les lettres n’étaient pas aussi anguleuses que celles de mon père, mais la ligne, elle, avait le même poids.
Les mois ont passé.
Gérard m’appelait de temps en temps. Pas souvent. Juste quand « ça valait le coup ».
— Jean aurait dit oui, là, m’a-t-il lancé un soir. C’est comme ça que je fais le tri.
Il y a eu un gamin qui avait raté son permis deux fois. Mon père aurait haussé les épaules, pesté contre les inspecteurs « qui comprennent rien », puis payé la troisième tentative sans rien dire.
Alors j’ai payé la troisième tentative.
Il y a eu une dame âgée qui n’osait plus sortir de chez elle parce que son fauteuil roulant électrique tombait en panne tous les quinze jours. Le réparateur a fini par dire à Gérard :
— Franchement, ça coûterait moins cher d’en acheter un neuf.
Mon virement a servi à l’achat. Sur la facture, on a juste écrit : « Remise exceptionnelle ».
Parfois, je me surprenais à faire le calcul. Avec mon salaire de consultant, mes primes, mon train de vie de citadin, je pouvais financer combien de « Céline », combien de tentatives au permis, combien de fauteuils roulants ?
Et surtout : jusqu’où pouvais-je aller sans me contenter d’acheter ma bonne conscience ?
Un soir, au restaurant, une collègue a lâché :
— T’as changé, toi. Tu refuses les missions les mieux payées si ça t’oblige à travailler le week-end. Tu te mets à regarder les feuilles de paie des agents d’entretien… Tu traverses une crise de la quarantaine ou quoi ?
Je n’ai pas répondu. Comment expliquer qu’un carnet trouvé au fond d’une armoire dans une maison qui sentait le camphre avait déplacé le centre de gravité de ma vie ?
L’été suivant, je suis retourné au village pour quelques jours.
Fête votive, manège pour enfants, odeur de merguez et de bière tiède, orchestre qui reprenait des tubes des années 80.
Je marchais dans la rue principale quand j’ai entendu mon prénom.
— Eh, Lyon !
C’était Théo. Toujours solide, toujours la même poignée de main franche. À ses côtés, sa petite fille avec une barbe à papa plus grosse qu’elle.
— Ça va ? a-t-il demandé. Tu repasses pas souvent.
On a parlé boulot. Il avait quitté le garage de Gérard pour louer un petit local à lui, un ancien atelier de menuiserie.
— J’ai deux gars, maintenant, a-t-il ajouté, sans masquer sa fierté. Des apprentis difficiles, comme moi, tu vois. Sauf que moi, j’ai un avantage.
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