Il a pointé sa poitrine du doigt.
— J’ai eu Jeannot.
J’ai souri.
— Tu leur as raconté ? ai-je demandé.
Il a secoué la tête.
— Juste qu’il m’a donné du travail quand j’étais au fond du trou. Le détail des virements, je garde ça pour moi. Mais par contre, j’essaie de faire pareil. Quand je peux.
Il a baissé la voix.
— Le petit Julien, là, tu vois, il a du mal avec les horaires. Il arrive en retard, parfois, il repart pour s’occuper de sa mère malade. J’aurais pu le virer déjà trois fois. Au lieu de ça, je lui ai pris une vieille mobylette d’occasion pour qu’il perde moins de temps sur la route. Il croit que c’est un cadeau d’un oncle. J’ai piqué l’idée dans le carnet de ton père.
Je l’ai regardé.
Dans ses yeux, il y avait quelque chose de neuf.
De la solidité. De la transmission.
La musique a repris plus fort, recouvrant nos mots.
Pendant un instant, j’ai imaginé mon père, au bout de la rue, bras croisés, râlant sur « tout ce bruit »… avec ce petit sourire en coin qu’il avait quand il était secrètement fier.
Plus tard, ce même soir, je me suis retrouvé au café où il passait ses après-midis à jouer aux cartes.
Les mêmes tables collantes, le même comptoir, la même télé accrochée au mur. Quelques nouvelles têtes, d’autres vieillies, un tabouret vide à la place où il s’asseyait toujours.
À une table derrière moi, la conversation a dérivé sur « ces gens-là qui profitent du système », « ceux qui ne veulent pas travailler », « ceux qui attendent qu’on leur donne tout ».
Je sentais la colère monter dans ma gorge.
Je voyais des prénoms se superposer à leurs clichés : Céline, Théo, le voisin diabétique, l’apprenti et ses livres de CAP. Aucun d’eux n’était un « profiteur ». Ils étaient juste tombés plus bas que d’autres.
J’ai serré mon verre un peu trop fort.
J’ai failli me lever, leur jeter au visage le carnet de mon père, les factures, les virements, les pneus hiver, les salaires payés en secret. Leur hurler que s’ils pouvaient critiquer si tranquillement, c’est peut-être parce que des hommes comme Jeannot et d’autres avaient tendu des filets invisibles sous ce village.
À la place, j’ai payé ma consommation et je suis sorti.
Sur la place, l’air était plus frais. Les guirlandes lumineuses vacillaient.
Je me suis dit que ce n’était pas de grands discours dont le monde manquait.
C’était de mains cales, d’agendas discrets, de chèques modestes mais réguliers.
Le lendemain, avant de reprendre la route pour Lyon, je suis retourné au cimetière.
La terre sur la tombe de mon père était déjà un peu tassée. Quelques fleurs fanées, une plaque en faïence avec écrit simplement : « À notre ami Jeannot ».
Je me suis accroupi.
— J’ai un problème avec toi, ai-je murmuré. Tu te rends compte que tu m’obliges à te ressembler un peu ?
Le vent a fait trembler les feuilles du cyprès. Une lourde goutte de résine est tombée sur le gravier.
Je lui ai raconté Céline, le fauteuil roulant, le permis de conduire. Je lui ai parlé de Théo et de ses apprentis. De mes fichiers Excel et de mon carnet à moi, qui se remplissait.
En quittant le cimetière, une idée s’est imposée.
Pas une statue. Pas une rue qui porterait son nom. Il aurait détesté.
Mais peut-être une petite fondation informelle, sans logo, sans site internet, sans cocktail de lancement. Juste quelques personnes d’accord pour faire comme lui : donner sans dire leur nom.
Ce soir-là, de retour à Lyon, j’ai pris mon carnet.
Sur la première page, j’ai mis un titre, en haut, en lettres un peu tordues :
RÉSEAU JEANNOT – POUR CEUX QUI ONT BESOIN D’UNE CHANCE (PAS DE CHARITÉ).
Dessous, j’ai ajouté une note, en minuscules cette fois :
Règle n° 1 : ne jamais signer.
Les mois qui ont suivi, deux collègues, un ami d’enfance, et même ma sœur — qui avait longtemps considéré mon père comme un « vieux bougon borné » — ont demandé à participer.
Je leur ai tout de suite montré les règles :
— Tu ne choisis pas les gens pour te sentir mieux, ai-je dit. Tu les choisis parce que quelqu’un, sur place, sait qu’ils ont vraiment besoin d’un levier. Et tu acceptes de ne jamais être remercié.
Ça les a fait sourire, puis réfléchir.
Et certains soirs, quand je regarde le tableau Excel qui, lentement, prend une autre allure, je pense que mon père aurait râlé en voyant tous ces chiffres, ces cases.
Mais il aurait aimé les lignes.
AVRIL – JEUNE PAPA – LOYER 2 MOIS. PAYÉ.
MAI – APPRENTIE COIFFEUSE – FRAIS D’EXAMEN. PAYÉ.
JUIN – VIEUX VOISIN – ABONNEMENT BUS. PAYÉ.
Je referme alors l’ordinateur et je reprends le carnet à spirale.
Le papier boit l’encre comme la terre du cimetière boit la pluie.
Mon père n’a jamais économisé pour laisser un gros capital sur un compte.
Il a préféré disperser son argent en petites étincelles de dignité, ici et là.
Je ne sais pas combien de temps je continuerai. Ni combien de noms rempliront encore les pages.
Mais je sais une chose : tant qu’il y aura, quelque part, un vieux Renault Trafic qui monte la pente d’un cimetière, chargé de gens qui viennent dire merci à un homme mort avec 23,46 euros sur son compte, ça voudra dire qu’on n’a pas complètement raté notre héritage.
Repose en paix, Papa.
On tient le filet.






