L’histoire d’un chat blessé et d’un homme oublié qui ont changé tout un quartier

La première nuit où Marcel a cessé de trembler dans son sommeil, j’ai cru naïvement que l’histoire de Monsieur Delorme était enfin derrière nous. En réalité, elle ne faisait que changer de forme… et venir vivre chez moi.

Les premières semaines dans sa maison ont été étranges.

Comme si j’avais emménagé dans un fantôme.

J’avais repeint les murs, changé les fenêtres, isolé le toit.

J’avais remplacé les tapis usés par du parquet clair.

Mais certains détails refusaient de disparaître.

La trace plus sombre sur le mur, là où avait reposé pendant trente ans un cadre qu’on n’enlève jamais.

Le petit crochet rouillé près de la porte, où pendait sans doute une casquette.

La marque ovale, sur le plancher du salon, exactement à l’endroit où sa chaise à bascule grinçait.

Et puis il y avait Marcel.

Il connaissait la maison mieux que moi.

La nuit, il disparaissait dans des coins que je n’avais pas encore explorés.

Je le retrouvais au matin, endormi sur des piles de journaux jaunis au sous-sol, ou roulé en boule contre une ancienne valise en cuir.

Je continuais de penser souvent à ma pensée idiote, ce jour-là :

« J’aimerais qu’il disparaisse. »

Comme si un souhait de mauvaise humeur avait déclenché une avalanche.

Je savais bien que ce n’était pas le cas.

Mais la culpabilité a ses propres mathématiques.

Un après-midi, alors que je vidais enfin le grenier, j’ai trouvé une boîte en métal, glissée tout au fond, derrière une caisse de vieilles décorations de Noël.

La boîte était fermée par un élastique craquelé.

Dessus, au feutre, quelqu’un avait écrit :

« À jeter. »

Je ne l’ai pas cru une seconde.

À l’intérieur, il y avait des lettres et des photos.

Peu de choses, mais choisies.

Sur la première photo, j’ai failli ne pas reconnaître Monsieur Delorme.

Il avait des cheveux.

Un sourire.

Un bébé dans les bras, qu’il lançait en l’air sur un fond de plage.

Un jeune homme à ses côtés – son fils, probablement – riait en regardant vers l’objectif.

Sur une autre photo, plus récente, on voyait le même fils, devenu adulte, debout devant la maison telle que je la connaissais.

Entre eux, un chaton tigré, minuscule, posé sur les épaules du jeune homme.

Il ressemblait à Grisou.

À Marcel.

À tous les chats cabossés du monde.

Au milieu de la pile, il y avait une enveloppe jamais postée, à moitié adressée :

« À ma fille, que j’ai… »

La phrase s’arrêtait là.

Aucune adresse.

Aucun nom.

Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait ensuite, mais j’ai ouvert l’enveloppe.

L’écriture était la même que sur les autres mots.

« Je ne sais pas comment te retrouver.

Je ne sais même pas si tu veux encore lire quoi que ce soit de moi.

Mais si un jour tu tombes sur cette maison, si tu la vois en vente, sache simplement ceci :

Je n’ai pas su garder mes enfants.

Je n’ai pas su garder ma femme.

Je n’ai pas su garder mon propre corps en bonne santé.

Alors quand ce chat est arrivé, j’ai pensé :

“Au moins lui, je peux le sauver.”

Pas en le gardant.

En le laissant partir.

Je sais que je passe pour un monstre dans le quartier.

Ça m’arrangeait.

Un monstre, on le laisse tranquille.

Un monstre, ça évite aussi les adieux.

Si tu lis ces lignes…

Je suis désolé.

Pas pour le chat.

Pour toi.

Pour tout ce que je n’ai pas su aimer correctement. »

L’encre était bavée à certains endroits, comme si quelqu’un avait posé un doigt humide sur les mots en hésitant à les effacer.

Je suis resté longtemps assis là, dans la poussière du grenier, la boîte ouverte à mes pieds.

Marcel est monté sans bruit et s’est installé derrière moi, sa tête appuyée contre ma hanche.

On aurait dit qu’il savait.

Les semaines ont passé.

Le quartier, lui, n’a pas changé.

Les poussettes dernier cri, les trottinettes électriques, les livreurs pressés, les apéros tendance sur les terrasses chauffées.

Sauf qu’il manquait quelque chose.

L’absence de Monsieur Delorme était devenue un trou dans le tissu de la rue.

Même ceux qui ne l’aimaient pas le reconnaissaient à demi-mot.

Un matin, alors que je balayais le porche, une voisine que je connaissais à peine s’est approchée.

— Je peux vous dire quelque chose ? a-t-elle demandé, les mains serrées sur son sac.

J’ai hoché la tête.

— On est… contents que vous ayez racheté la maison. Vraiment. C’était devenu… pesant.

Elle a jeté un coup d’œil à Marcel, étalé comme un coussin sur ma chaise à bascule.

— Mais… ce chat. Il traîne partout. Il fait peur aux enfants.

Je me suis entendu répondre, avec une dureté que je ne me connaissais pas :

— Il ne fait peur à personne. C’est un vieux chat. Il ne vous doit rien.

Elle a rougi, s’est excusée à moitié, puis est repartie.

En refermant la porte, j’ai senti un goût amer.

Je venais de mordre quelqu’un qui, en réalité, cherchait juste à parler.

Je devenais quoi, au juste ?

Le nouveau « Fléau de la Rue » ?

Le soir même, j’ai ressorti la boîte en métal.

J’ai relu la lettre.

J’ai pensé à cette phrase :

« Un monstre, on le laisse tranquille. »

Je ne voulais pas de cette armure-là.

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