La suite de cette histoire n’a pas commencé avec un grand événement.
Pas de drame, pas de sirènes, pas de crise.
Juste une petite chose, un matin d’hiver, qui a changé la façon dont le village nous regardait, Buddy et moi.
C’était un jeudi, je m’en souviens bien, parce que le jeudi, le camion du poissonnier s’arrête toujours sur la place.
Il faisait froid, un froid qui pique le bout des doigts, et la rivière traînait une sorte de brouillard bas au ras de l’eau.
Buddy marchait à mon rythme, un peu en arrière, comme s’il surveillait chacun de mes pas.
Sur la place, devant la boulangerie, les habitués étaient déjà là.
Madame Laurent, avec son manteau rouge trop grand.
Les frères Martin, toujours en train de commenter la météo comme si c’était une affaire d’État.
Avant, je passais la tête baissée, un bonjour rapide, et je filais.
Ce matin-là, pourtant, quelque chose avait changé.
Quand j’ai posé la main sur la poignée de la boulangerie, j’ai entendu derrière moi :
« Bonjour, André ! Et bonjour, Buddy ! »
Je me suis retourné.
C’était la petite Émilie, la fille de la pharmacienne, une dizaine d’années, bonnet à pompon et joues rouges.
Elle caressait déjà Buddy, sans attendre ma permission.
« Il est à toi, maintenant ? » m’a-t-elle demandé en le grattant sous le menton.
J’ai hésité une seconde.
Dire oui, c’était entériner quelque chose.
Dire non, c’était mentir.
Alors j’ai répondu :
« Oui. Il est à moi… enfin, on est l’un à l’autre. »
Les jours suivants, les salutations se sont multipliées.
« Alors, le vieux Buddy, il tient le coup ? »
« Vous avez bonne mine, André, les promenades, ça vous réussit. »
On nous offrait parfois un morceau de pain rassis pour Buddy, un sourire pour moi.
La vie, doucement, se recollait.
Un après-midi, le maire m’a abordé à la sortie de l’épicerie.
Un homme solide, moustache grise, éternelle veste en velours.
« André, on organise une petite fête du village au printemps, là, pour relancer un peu l’ambiance. On voudrait faire venir l’association du refuge aussi. Ça te dirait de venir témoigner ? »
J’ai senti ma gorge se serrer.
Le refuge.
Le parking.
La laisse dans ma main.
« Témoigner de quoi ? » ai-je demandé, un peu sur la défensive.
Il a souri doucement.
« De Buddy. De Luc. De ce que ça change, un chien, dans la vie d’un homme. On manque de gens qui parlent vrai. Toi, tu peux. »
Je n’ai pas répondu tout de suite.
Buddy m’a regardé, la truffe frémissante, comme s’il attendait lui aussi ma réponse.
Finalement, j’ai hoché la tête.
« D’accord. J’essaierai. »
Les semaines ont passé.
L’hiver a commencé à lâcher prise.
Les vignes, au loin, semblaient respirer un peu mieux, prêtes à reverdir.
Buddy, lui, vieillissait toujours, bien sûr.
Son souffle se faisait plus court dans les côtes, ses pas plus prudents sur les cailloux, mais il gardait cette dignité calme qui me bouleversait.
Un matin, en revenant de la rivière, il a glissé sur un talus.
Rien de spectaculaire, juste une patte mal posée, un petit gémissement, et son corps lourd qui s’est affaissé.
Mon cœur s’est arrêté.
Je me suis penché vers lui.
« Doucement, mon vieux, doucement… »
Il m’a regardé, un peu paniqué, puis il a essayé de se relever.
J’ai senti, dans cet effort, toute sa volonté de ne pas me faire peur.
Je l’ai emmené chez le vétérinaire, à une vingtaine de kilomètres.
Dans la salle d’attente, entouré de chiots surexcités et de chats indignés, j’avais l’impression d’être un vieil arbre planté au milieu d’un jardin en mouvement.
Quand le vétérinaire est sorti de son cabinet, blouse blanche et sourire fatigué, j’ai serré un peu plus la laisse.
« Il est très âgé, Monsieur… André, c’est ça ? » a-t-il dit en auscultant Buddy avec douceur.
« Oui, très âgé, je sais » ai-je répondu.
« L’arthrose est bien installée. Il faudra éviter les grosses marches, le laisser se reposer, mais pour l’instant, il n’a pas l’air malheureux. C’est l’essentiel. »
J’ai soufflé sans m’en rendre compte, un long souffle retenu depuis des jours.
« Tant qu’il ne souffre pas… » ai-je murmuré.
« Il ne souffre pas. Pas tant qu’il aura quelqu’un pour lui tenir compagnie. »
Sur le chemin du retour, Buddy avait la truffe collée à la fenêtre entrouverte.
L’air portait une odeur de terre mouillée et de fumée de cheminée.
Je parlais tout seul, comme à mon habitude, mais cette fois, je parlais à voix haute.
« Tu vois, vieux, on va juste adapter un peu nos promenades. Des bancs plus proches, des pauses plus longues. Ça tombe bien, moi aussi, je fatigue plus vite. »
Sa queue a remué, faiblement.
J’y ai vu un accord.
Le printemps est finalement arrivé.
Le jour de la fête du village, la place était décorée de guirlandes un peu dépareillées, et les stands se tenaient en cercle : gâteaux, confitures, livres d’occasion.
Mais ce qui attirait les enfants, c’était le stand du refuge.
Une grande banderole colorée, des photos de chiens et de chats, et deux bénévoles aux yeux brillants d’enthousiasme.
Quand je me suis approché avec Buddy, l’une des bénévoles m’a reconnu tout de suite.
« C’est vous… » a-t-elle soufflé.
Sans accusation.
Avec une sorte de tendresse étonnée.
« Vous aviez presque laissé Buddy, je me souviens. »
J’ai rougi, comme un gamin pris en faute.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






