L’IRM annonçait la fin, mais une respiration a changé leur destin

On m’a cru apaisé après cette opération. On se trompait : le calme du bloc ne dure jamais, il se paye toujours plus tard, dans les couloirs.

Quand on m’a rappelé, huit jours après la sortie de Camille, ce n’était pas pour un pansement ni pour un contrôle banal. C’était pour une phrase qui, en hôpital, change la couleur d’une journée.

— Docteur Morel… Camille est revenue. Et cette fois, ce n’est pas la tête.

Je suis resté une seconde sans répondre. Il y a des patients qu’on “réussit”, puis qu’on croit rangés dans un tiroir propre de sa mémoire. Et il suffit d’un appel pour comprendre que rien n’est jamais rangé.

Je suis arrivé aux urgences par l’entrée du personnel. Les néons avaient cette lumière blanche qui fatigue avant même de travailler. Dans le box, Camille était assise, un gilet sur les épaules, le visage trop pâle, mais les yeux clairs, accrochés à quelque chose de simple : tenir.

Sa petite fille était là aussi. Elle avait le même cahier de coloriage. Les mêmes baskets usées. Mais cette fois, elle ne coloriait pas. Elle observait.

Camille a levé la tête quand je suis entré. Elle a essayé de sourire. Ça a fait un sourire qui tremble.

— Je suis désolée de revenir, docteur.

— Vous n’avez pas à être désolée, ai-je répondu. Dites-moi.

Elle a posé la main sur son flanc, comme si elle devait le maintenir à sa place. Sa voix était plus basse que la première fois.

— Depuis deux jours… j’ai mal ici. Et puis ce matin, j’ai failli tomber. Je me suis vue revenir en arrière. J’ai paniqué.

Le médecin des urgences, un interne fatigué mais sérieux, m’a tendu un compte rendu. Pas de signe neurologique. Pas de déficit. Mais une douleur abdominale nette, de plus en plus marquée. Une tension un peu basse. Une pâleur qui ne “colle” pas à une simple angoisse.

— On a fait une écho rapide, a dit l’interne. Il y a quelque chose. On attend le scanner.

J’ai regardé Camille. Les patients sentent très bien quand l’équipe commence à “penser vite”. Ils n’entendent pas les mots techniques, mais ils entendent le silence.

— Camille, ai-je dit, on va vérifier. Ça ne veut pas dire que c’est grave, ça veut dire qu’on ne prend pas le risque de se tromper.

Elle a hoché la tête. Puis, comme toujours quand la peur est trop grande, elle a parlé de sa fille.

— Elle devait aller à l’école. J’ai appelé la maîtresse. Je ne voulais pas qu’elle… qu’elle me voie comme la dernière fois.

La petite, qui avait entendu son prénom sans le comprendre, a serré un feutre entre ses doigts. Elle n’a pas pleuré. Elle avait cette attention fixe des enfants qui ne savent pas quoi faire de l’inquiétude des adultes.

Le scanner est arrivé. Je suis resté debout devant l’écran avec le radiologue de garde. Un homme à lunettes, calme, qui avait appris à ne pas dramatiser les choses à voix haute, mais à les dire précisément.

L’image était nette. Trop nette.

Un hématome rétro-péritonéal. Une saignée interne, lente, sournoise. Pas un geyser qui tue en dix minutes, mais une fuite qui vous éteint en quelques heures si on la laisse faire. La source semblait venir d’un petit vaisseau fragile, possiblement lésé par une variation anatomique, un hasard de la vie, un de ces “détails” que l’on ne voit pas toujours avant qu’ils ne réclament leur place.

— Elle prend des anticoagulants ? a demandé le radiologue.

— Non, ai-je répondu. Rien, à ma connaissance.

— Alors c’est soit une fragilité vasculaire, soit une rupture spontanée. Et vu son histoire récente… on surveille de très près.

Le mot “histoire récente” m’a traversé comme une écharde. Dans le dossier, il y avait l’opération du cerveau, les constantes, les comptes rendus, tout ce qu’on aime croire suffisant. Mais l’organisme n’est pas un classeur. Il a ses retours, ses rebonds, ses caprices.

J’ai senti, très clairement, ce vieux réflexe : vouloir reprendre la main. Le même réflexe qui vous pousse à croire que si vous intervenez vite, vous maîtrisez tout.

Et j’ai fait ce que je m’étais promis de faire : je me suis arrêté.

Pas de héroïsme. Pas d’impulsion. Un pas en arrière. La question simple.

Qu’est-ce qui est le plus sûr, maintenant ?

On l’a transférée en unité de surveillance continue. L’anesthésiste est venu. Un chirurgien viscéral a été appelé. Le plan a été posé : stabiliser, surveiller les chiffres, et n’intervenir qu’au bon moment — si le saignement s’accélérait, ou si l’hémodynamique lâchait.

Camille m’a vu entrer dans la chambre avec l’équipe. Elle a cherché ma réaction comme on cherche un feu vert.

— Docteur… c’est encore grave ?

Je me suis approché du lit. J’ai posé ma main sur la barrière, pas sur elle. À cet endroit-là, on ne “rassure” pas avec des promesses. On rassure avec la vérité dite doucement.

— C’est sérieux, oui. Mais on l’a vu à temps. Et surtout, vous êtes au bon endroit. On va vous garder sous surveillance, et on a un plan clair.

Elle a inspiré. Sa respiration a accroché, puis s’est relâchée.

— Je ne veux pas que ma fille revive… vous savez.

— Je sais.

La petite fille, justement, était à l’entrée. Une infirmière la tenait par la main. On ne laisse pas un enfant traîner dans un couloir d’unité, mais on ne le traite pas non plus comme un problème. L’infirmière avait cette compétence-là : mettre de l’humain dans les règles.

— Elle peut rester cinq minutes, a dit l’infirmière. Et après, on voit avec l’assistante sociale pour la garde.

Camille a tendu la main vers sa fille. La petite est venue, lentement, comme si elle entrait dans une scène qu’elle ne comprenait pas.

— Maman a mal au ventre ? a-t-elle demandé.

Camille a avalé sa salive. Elle a fait un sourire qui n’était pas un mensonge, mais une protection.

— Oui, ma puce. Et ils vont m’aider.

La petite a regardé les perfusions. Les fils. Le scope qui bipait doucement. Puis elle a regardé moi. Les enfants, quand on leur laisse la place, choisissent très vite “qui est qui”.

— C’est le monsieur qui a réparé ta tête ? a-t-elle dit.

Camille a laissé échapper un petit rire, un rire minuscule, comme une bouffée d’air.

— Oui, c’est lui.

Je me suis accroupi à hauteur de l’enfant. À quarante ans, on croit encore qu’il faut expliquer. À soixante-cinq, on comprend qu’il faut surtout être simple.

— Bonjour, ai-je dit. Tu t’appelles comment ?

— Nina.

— Nina. D’accord. Ta maman est très courageuse. Là, on la garde pour qu’elle se repose, et pour qu’on s’assure que tout rentre dans l’ordre. Toi, tu as une mission.

Ses yeux se sont agrandis. Le mot “mission” parle à tous les enfants.

— Une mission ?

— Oui. Continuer à colorier. Et lui montrer ton dessin quand elle ira mieux. Ça l’aide plus que tu crois.

Nina a regardé son cahier. Elle a hoché la tête, très sérieusement.

— Je vais faire un soleil, a-t-elle annoncé.

Camille a fermé les yeux une seconde. Quand elle les a rouverts, il y avait des larmes qui ne tombaient pas encore. Des larmes tenues.

Ce jour-là, les heures ont été longues. Les chiffres ont fait ce que font les chiffres en médecine : ils montent, ils descendent, ils vous donnent l’illusion d’un pilotage, puis ils vous rappellent que vous ne pilotez pas tout.

La tension de Camille a tenu. L’hémoglobine a baissé un peu, puis s’est stabilisée. Le saignement semblait s’être ralenti. On a renforcé l’hydratation. On a surveillé. On a attendu.

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