L’IRM annonçait la fin, mais une respiration a changé leur destin

Attendre, en hôpital, est un geste. Un geste qui demande du courage, parce qu’il ne donne pas l’impression d’agir, alors qu’il est parfois l’action la plus précise.

À la fin de l’après-midi, le chirurgien viscéral est venu me voir dans le couloir. Une femme, en réalité, la cinquantaine, solide, la voix posée. Elle avait des mains de praticienne, des mains qui ont vu.

— Je crois qu’on va s’en sortir sans ouvrir, m’a-t-elle dit. Pour l’instant, ça se tamponne. On refait un contrôle demain. Si ça re-saigne, on tentera plutôt une embolisation. Moins invasif.

J’ai acquiescé. J’ai senti quelque chose se desserrer en moi. Pas de triomphe. Juste cette sensation rare : le pire s’éloigne.

Le lendemain, au contrôle, l’hématome n’avait pas progressé. La douleur diminuait. Camille recommençait à parler autrement. Plus lentement. Moins comme quelqu’un qui s’accroche au bord d’une falaise.

Elle a demandé des nouvelles de sa fille dès qu’elle a eu assez de forces pour formuler autre chose que “j’ai mal”.

L’assistante sociale avait fait le lien avec une voisine, une femme du même immeuble, une dame qui, jusque-là, n’était qu’un visage croisé dans l’escalier. Nina avait dormi chez elle. Et le matin, elle était revenue avec un sac trop grand et un dessin roulé dans la main.

Quand Nina est entrée dans la chambre, Camille a eu ce regard qui change tout : le regard d’une mère qui revient à la vie.

— Regarde, maman.

Elle a déroulé le papier sur le drap. Il y avait un soleil énorme, maladroit, qui prenait tout l’espace. Et en dessous, trois personnages : un petit, un grand, et un autre grand avec une tête ronde et des lignes sur les joues, comme une barbe.

— C’est toi, a dit Nina en pointant Camille. Ça, c’est moi. Et ça, c’est le monsieur. Il a des moustaches.

Je n’avais pas de moustaches. Mais j’ai compris : elle m’avait dessiné avec une marque de “gentil”. Les enfants inventent des détails pour donner une identité aux gens qui les rassurent.

Camille a ri. Un vrai rire, cette fois. Puis elle a pleuré, mais sans s’excuser.

— Merci, a-t-elle murmuré.

Je n’ai pas répondu tout de suite. Parce que “merci” en médecine, ce n’est pas une médaille. C’est un dépôt. Quelque chose que le patient vous confie, et que vous devez porter avec modestie.

Les jours suivants, Camille s’est remise. Lentement, mais sûrement. Elle marchait dans le couloir avec une perfusion sur roulettes, comme tant d’autres. Elle parlait avec les aides-soignantes. Elle reprenait des couleurs. Et surtout, elle commençait à poser des questions qui ne sont pas des questions de malade, mais des questions de vivante.

— Quand est-ce que je peux retravailler ?

— Est-ce que je pourrai porter Nina ?

— Est-ce que je dois avoir peur tout le temps ?

Un matin, je suis passé au moment où elle regardait par la fenêtre. La ville était la même, bruyante, indifférente, mais elle, elle la regardait autrement.

— Vous savez, docteur, m’a-t-elle dit, j’ai cru que ça n’arriverait jamais… cette sensation. Celle d’avoir encore du temps.

Je me suis appuyé contre le rebord, à côté d’elle, sans prendre toute la place.

— Le temps, ai-je répondu, on ne l’a jamais en stock. On l’apprend. On le protège. Et parfois, on le reçoit.

Elle a tourné la tête vers moi.

— Tout le monde me dit “vous avez eu de la chance”. Et moi, je me sens coupable. Comme si je ne méritais pas.

Cette phrase, je l’avais entendue tant de fois. La culpabilité après la survie. Comme une dette invisible.

— Écoutez-moi bien, ai-je dit. La chance n’est pas un mérite. Ce n’est pas une récompense. C’est un événement. Ce que vous en faites, ensuite, ça, oui, ça vous appartient.

Elle a baissé les yeux. Puis elle a murmuré :

— Je veux faire mieux. Pour elle. Pour moi.

Le jour de sa sortie, il y avait moins de solennité que la première fois. Parce que cette fois, ce n’était pas “on a frôlé la mort”. C’était “on a traversé”. Et traverser, ça laisse des traces, mais ça rend aussi plus solide.

Nina était là, avec un manteau trop léger pour la saison et un petit sac à dos où dépassait le cahier de coloriage. Camille marchait doucement. Elle avait encore une prudence dans les gestes, comme si son corps venait d’apprendre un nouveau langage.

Avant de partir, elle s’est arrêtée au poste des infirmières. Elle a serré des mains. Elle a donné une carte, écrite au stylo, avec des mots simples. Pas de grande déclaration. Mais ce qu’il y avait dans cette carte, je l’ai vu sur le visage de l’équipe : la reconnaissance, quand elle est sobre, fait du bien.

Elle s’est tournée vers moi une dernière fois, dans le couloir.

— Docteur… je ne sais pas comment on remercie vraiment.

Je lui ai répondu ce que je crois vrai, et ce que j’aurais voulu qu’on me dise plus tôt dans ma vie.

— Vous remerciez en rentrant chez vous. En vivant. En demandant de l’aide quand il faut. En laissant Nina vous voir forte, mais aussi humaine. C’est tout.

Elle a hoché la tête. Nina m’a fait un petit signe de la main, avec la gravité d’une adulte miniature.

— Au revoir, monsieur des moustaches, a-t-elle dit.

Je me suis surpris à rire. Et ce rire, pour la première fois depuis longtemps, n’avait pas de fatigue dedans.

Quand la porte s’est refermée derrière elles, je suis resté un instant immobile. J’ai regardé le couloir, les brancards, les silhouettes pressées. L’hôpital reprenait son flux. Comme si rien n’avait eu lieu. Comme si tout n’était qu’une journée de plus.

Et pourtant, pour moi, il y avait une différence.

La première fois, j’avais retenu que parfois, il reste une marge pour l’inattendu. Une marge minuscule.

La deuxième fois, j’ai compris autre chose : cette marge ne sert à rien si, après, on retourne dans la vie en serrant les dents comme avant, en faisant semblant que rien ne compte.

Ce qui compte, au fond, ce n’est pas seulement d’éviter la fin. C’est de donner à la suite une chance d’être plus douce.

Je suis rentré dans mon bureau. J’ai éteint mon téléphone. J’ai ouvert la fenêtre. L’air était frais. Un air de ville, banal, imparfait. Un air de monde vivant.

Et je me suis dit, sans emphase, sans grand serment : j’ai peut-être encore ma place ici, mais pas pour “sauver”. Pour accompagner. Pour transmettre. Pour rappeler, quand on l’oublie, que la médecine n’est pas une scène.

C’est une présence.

Et parfois, une présence suffit à transformer un frisson en avenir.

Scroll to Top