« Ton père, ce vieux pompier ringard, ou moi. Choisis maintenant. » a dit le compagnon de ma fille pendant qu’elle me tendait nos photos de famille au milieu du trottoir.
Je venais de garer mon vieux scooter rouge devant son immeuble, dans une petite ville de province près de Lyon. Ça faisait trois semaines que je n’avais pas vu Clara, ce qui était étrange : avant, on buvait un café tous les dimanches matin, comme une petite messe à nous deux.
Elle ne me regardait même pas. Elle a simplement poussé vers moi une pochette en plastique pleine de photographies que je reconnaissais tout de suite : elle à cinq ans avec son cartable presque plus grand qu’elle, elle sur mes épaules à la fête des pompiers quand elle avait sept ans, elle à quinze ans dans le garage, en train d’apprendre à changer une roue.
Le type, Romain, a passé un bras autour de ses épaules comme on pose une laisse, et lui a murmuré quelque chose à l’oreille. Clara a sursauté à peine, un geste si discret qu’il fallait être père pour le voir.
« Clara, qu’est-ce qui se passe ? » ai-je demandé en coupant le moteur.
« Papa, s’il te plaît… pars. » Sa voix était creuse, comme si quelqu’un avait éteint la lumière à l’intérieur.
Ce n’était pas ma Clara. Pas la petite fille qui, en CE2, s’était levée pour défendre un copain de classe qu’on traitait de “gros”. Pas l’ado qui s’était mise devant un voisin vociférant pour empêcher qu’il frappe son chien. Pas la jeune femme qui se moquait gentiment de mes vieilles histoires de caserne, mais qui gardait mon ancien blouson de pompier comme un trésor.
« C’est à cause de Léna ? » ai-je demandé, en pensant à ma petite-fille de quatre ans. « Parce qu’elle n’a pas voulu dormir l’autre soir ? Clara, c’est une enfant, elle était excitée, c’était la première nuit chez Papi… »
« Tu la rends trop… sauvage », a coupé Romain avec un sourire qui n’atteignait pas ses yeux. « Les enfants ont besoin de règles, pas d’un vieux pompier qui les monte sur la table et leur apprend à manger des glaces avant le dîner. Clara est d’accord avec moi. N’est-ce pas, chérie ? »
Ma fille a hoché la tête sans lever les yeux. Ses doigts s’agrippaient au bras de Romain comme si c’était une bouée. Ou comme on s’accroche à ses chaînes.
C’est là que je l’ai vu : sous le poignet, entre le pull et la main, une marque violacée, le dessin net de quatre doigts. Elle a tiré sa manche, mais trop tard. J’ai senti l’air se vider de mes poumons.
Ce n’était pas une histoire de glace ou de coucher tard. C’était autre chose.
C’était du contrôle. De l’isolement. Un de ces engrenages dont on entend parler au journal et qu’on croit toujours trop loin de chez soi.
« Clara, tu sais que tu peux toujours rentrer à la maison, ai-je dit doucement. À n’importe quelle heure, n’importe quel jour. Sans explication. Tu viens, c’est tout. »
Romain a ri, un petit rire sans joie.
« Elle est chez elle, ici. Avec moi. Et on a décidé que c’était mieux si tu ne faisais plus partie de notre vie. Hein, Clara ? »
« Oui », a-t-elle murmuré. Les larmes coulaient pourtant sur ses joues.
Ils sont partis en me laissant sur le trottoir, avec vingt ans de souvenirs entre les mains et le bruit de leurs pas qui s’éloignaient. Je regardais ma fille s’éloigner au bras d’un homme qui l’effaçait morceau par morceau.
Je suis resté assis sur mon scooter un bon moment après leur départ. J’ai sorti les photos une par une. Clara me connaissait trop bien. Elle n’aurait jamais jeté ces images-là « juste pour tourner la page ». Elle essayait de me dire quelque chose.
La troisième photo était plus rigide que les autres. Une photo de sa remise de diplôme, sur le parvis de la fac. Je l’ai prise entre mes doigts, j’ai senti une épaisseur étrange. En la regardant de près, j’ai aperçu un petit décollement au dos.
Avec précaution, j’ai soulevé le papier.
Un petit morceau de feuille était caché là, plié en quatre. L’écriture de Clara, serrée, tremblante.
« Papa, il lit tout sur mon téléphone. Il regarde où je vais. Léna et moi avons besoin d’aide mais il surveille tout. Jeudi à 14 h, il a audience au tribunal pour conduite en état d’ivresse. C’est le seul moment où on sera seules. S’il te plaît. »
Mes mains se sont mises à trembler. Conduite en état d’ivresse. Ce type conduisait avec ma fille et ma petite-fille dans la voiture ? Et il posait des doigts sur son poignet au point de laisser ces marques ?
La colère pure m’a traversé comme une flamme. Mais la colère ne sauve personne. Elle brûle tout si on la lâche n’importe comment.
Alors j’ai fait ce que je savais faire de mieux : appeler mes anciens camarades.
Je suis allé au local de l’amicale des anciens sapeurs-pompiers, derrière la caserne. Tous les mercredis après-midi, on y joue à la belote, on boit des cafés trop serrés, on refait le monde et on se plaint de nos genoux.
Ce jour-là, je suis entré avec la pochette de photos sous le bras. Les conversations se sont tues en voyant ma tête.
« Qu’est-ce qu’il y a, Michel ? » a demandé Henri, notre ancien chef de centre, celui qui gardait encore une autorité naturelle même en pantoufles.
Je n’ai pas fait de discours.
« Ma fille est en danger », ai-je simplement dit en posant les photos sur la table.
Vingt visages marqués par la fumée, les nuits blanches et les interventions impossibles sont devenus sérieux d’un coup. On en a vu, des maisons en feu, des accidents de voiture, des disputes qui tournent mal. On sait quand ça sent le brûlé.
« On va faire les choses proprement, a dit Henri. Pas question de foncer tête baissée. On a passé notre vie à protéger les gens, on ne va pas tout gâcher maintenant. »
Assane, ancien gendarme et membre de notre amicale depuis sa retraite, a pris le mot à son tour.
« D’abord, il nous faut des faits. Des dates, des messages, des témoignages. On ne joue pas les cow-boys, Michel. On construit un dossier. C’est comme ça que ça tient. »
« Je veux lui casser la figure », ai-je lâché. C’était la vérité nue. La seule image que j’avais en tête, c’était mon poing dans la mâchoire de Romain.
« Et finir en garde à vue pendant que ta fille reste seule avec lui ? » Assane a levé un sourcil. « Tu as été pompier toute ta vie, Michel. Tu sais qu’on n’attaque pas un feu par l’endroit le plus spectaculaire. On attaque là où ça peut l’éteindre. »
Il avait raison. Ça m’agaçait, mais il avait raison.
C’est là que Nadège, ancienne infirmière des urgences, a posé sa main sur la mienne.
« Je fais du bénévolat dans une association pour femmes victimes de violences, a-t-elle dit. Je peux les prévenir, préparer un accueil d’urgence pour Clara et Léna. Mais il faudra qu’elle accepte de parler. »
On a passé la fin de l’après-midi à noter tout ce que je savais sur Romain : son âge, son travail instable dans une petite boîte de bâtiment, ses colères, ses critiques, la façon dont il éloignait peu à peu Clara de ses amis. Assane a promis de « regarder ce qui était accessible légalement » sur son casier, ses condamnations éventuelles.
Moi, j’avais une seule date gravée dans la tête : jeudi, 14 h.
Jeudi, à 13 h 30, j’étais garé au bout de la rue de Clara. Je voyais l’entrée de son immeuble dans le rétro. J’avais l’impression d’être de nouveau en surveillance devant un feu couvant.
À 13 h 45, Romain est sorti, chemise blanche, dossier à la main, visage fermé. Il est monté dans sa voiture grise et a démarré en trombe.
Je ne me suis pas précipité. J’ai attendu qu’il soit bien au bout de la rue, puis encore deux minutes. Alors seulement, j’ai retiré le casque, pris une grande inspiration et je suis allé sonner.
Clara a ouvert avec la chaîne encore accrochée à la porte. Elle avait le visage pâle, les cernes marquées.
« Papa ? Tu ne peux pas être là. S’il l’apprend… »
Je lui ai montré la petite feuille de papier pliée. Ses yeux se sont remplis de larmes en une seconde.
« Je l’ai trouvée », ai-je murmuré.
Elle a ouvert plus grand, m’a laissé entrer et refermé la porte à double tour, comme si Romain pouvait remonter l’escalier en une seconde.
« Il a dit que si je te parlais, il prendrait Léna et qu’il disparaîtrait, a-t-elle soufflé. Il connaît des avocats. Sa famille a de l’argent. Moi je ne suis rien, papa. Juste une serveuse à temps partiel avec un petit contrat. Personne ne me croira. »
Je l’ai prise dans mes bras comme quand elle avait dix ans et qu’elle tombait de vélo.
« Tu n’es pas rien, ai-je dit doucement. Tu es ma fille. Et tu n’es plus seule. »
« Papyyyyy ! »
Une tornade blonde est sortie de la chambre en courant, en pyjama, avec un dessin à la main. Léna s’est jetée sur mes jambes, m’a serré de toutes ses forces.
« Romain dit que tu es un mauvais grand-père », m’a-t-elle annoncé d’un ton très sérieux. « Mais moi je trouve que tu sens bon la fumée et le chocolat. »
Clara a pâli.
« Léna, va dans ta chambre, ma puce, a-t-elle dit trop vite. Papa, il ne faut pas que tu restes. Il a mis des caméras, il regarde sur son téléphone. Il sait qui vient, qui part. »
« Tant mieux », ai-je répondu. « Comme ça, il saura qu’on ne se cache plus. »
Je me suis assis à la table de la cuisine et j’ai posé mon téléphone devant nous.
« Clara, j’ai besoin que tu me racontes. Tout. On va enregistrer. Pas pour te brusquer. Pour que tu n’aies pas à répéter dix fois la même chose. »
Elle a secoué la tête, affolée.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






