Je venais de dire « Joyeux Noël » à une inconnue, et quelque chose en moi s’était remis à respirer. Alors je n’ai pas rangé la table. Je n’ai pas éteint les bougies. J’ai pris mon manteau et j’ai suivi la seule évidence de cette nuit : aller jusqu’à la chambre 12.
Dans la cuisine, j’ai emballé le foie gras, la bûche, et la bouteille de vin comme on prépare un colis pour quelqu’un qu’on aime. Mes gestes étaient maladroits, pressés, mais étrangement calmes, comme si mes mains savaient avant ma tête ce qu’il fallait faire. Le papier aluminium crissait dans le silence de l’appartement, et ce bruit-là me rassurait.
Dehors, la neige continuait de tomber, légère, opiniâtre, comme une promesse qui n’a pas besoin de mots. Paris semblait retenu sous une couverture blanche, et les rares voitures glissaient doucement, sans klaxon, sans impatience. J’ai levé le bras au bord du boulevard, et un taxi s’est arrêté presque aussitôt, comme s’il m’attendait.
Le chauffeur m’a regardé dans le rétro, puis le paquet sur mes genoux.
« Vous rentrez d’un réveillon ? » a-t-il demandé, d’une voix fatiguée mais sans jugement.
J’ai hésité une seconde. Comment raconter ça à un inconnu, sans passer pour un fou ou un sentimental de minuit ?
« Je vais en commencer un », ai-je simplement répondu.
Il n’a pas insisté. Il a mis le chauffage un peu plus fort, et la voiture a filé vers le quinzième arrondissement, en longeant des rues qui ressemblaient à des décors de film : vitrines éteintes, lampadaires flous, trottoirs vierges.
Je regardais les façades défiler et, dans mon ventre, une peur nouvelle montait. Pas la peur du danger, non. La peur d’arriver trop tard. La peur que la dame se soit rendormie, ou qu’on lui ait repris le combiné, ou qu’elle se soit dit, finalement, qu’elle avait rêvé ma voix.
Et puis une autre peur, plus sourde : et si elle ne voulait plus de moi, une fois la magie dissipée ? Si, à la lumière crue d’un hall d’accueil, tout redevenait simplement absurde ?
Le taxi s’est arrêté devant un bâtiment sobre, de ceux qu’on ne remarque pas en journée. Une enseigne discrète, des fenêtres alignées, et une rampe d’accès qui brillait sous la neige. J’ai payé, remercié, et je suis resté une seconde immobile sur le trottoir, mon paquet serré contre moi comme un bouclier.
Le hall était éclairé au néon, propre, trop calme. Une odeur de désinfectant et de tisane flottait dans l’air, ce mélange si particulier qui dit : ici, on fait de son mieux, mais la vie est plus fragile qu’ailleurs. Derrière une vitre, un comptoir, et une sonnette.
J’ai appuyé. Une fois. Deux fois.
Au bout de quelques secondes, une porte s’est ouverte sur un homme en gilet sombre, la cinquantaine, les yeux cernés. Un agent de nuit, ou un veilleur. Il m’a dévisagé, puis il a baissé les yeux sur mon paquet.
« C’est fermé aux visites, monsieur. Surtout à cette heure-là. »
Sa phrase était mécanique, répétée cent fois. Je sentais qu’il n’avait pas envie d’être méchant. Il avait juste envie que la nuit finisse.
« Je sais. Je suis désolé. Mais… j’ai eu quelqu’un au téléphone. Une dame. Solange. Chambre 12. Elle… elle m’a appelé ce soir. À minuit. »
Il a plissé les yeux, sceptique.
« Vous êtes de la famille ? »
J’ai eu un sourire triste.
« Non. Justement. »
Il a soufflé, comme si je venais de lui donner la réponse qu’il redoutait. Il a regardé derrière moi, la rue vide, puis il a baissé la voix.
« Il y a des règles. Les résidents dorment. Et si je vous laisse entrer, je… »
Je l’ai coupé doucement, sans le brusquer.
« Je ne veux pas faire d’histoire. Je ne veux pas la réveiller si elle dort. Je veux juste… lui donner ça. Et lui dire, en face, que je ne lui ai pas menti. Que je suis vraiment venu. »
Il a observé le papier qui enveloppait la bûche, le sac, mes mains rouges de froid. Il a dû voir, dans mon regard, que je n’étais pas là pour me donner un genre.
« Attendez ici », a-t-il dit enfin. « Ne bougez pas. »
Il a disparu derrière une porte intérieure. J’ai entendu un couloir, des pas, une voix féminine qui répondait vaguement. Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait réveiller tout le bâtiment.
Quand il est revenu, il avait une autre expression. Moins raide. Presque… touchée malgré lui.
« Elle est réveillée. Elle vous attend. » Il a hésité, puis a ajouté : « Et elle m’a engueulé. Elle a dit que si je vous renvoyais, elle ferait sonner toutes les cloches de Noël elle-même. »
J’ai senti un rire me monter à la gorge, mêlé à des larmes.
« Elle a dit ça ? »
« Mot pour mot. Allez. Suivez-moi. Mais discrètement. »
Nous avons traversé un couloir aux murs clairs, où des tableaux un peu trop joyeux tentaient de faire oublier l’essentiel. Au bout, un ascenseur. À chaque étage, des portes, des noms, des vies. À chaque étage, cette impression étrange d’entrer dans l’intimité de gens qui ne vous ont rien demandé.
La porte de la chambre 12 était entrouverte, une lumière douce filtrait. Le veilleur a frappé à peine, puis il s’est effacé, comme s’il ne voulait pas voler la scène.
Solange était assise dans un fauteuil près de la fenêtre, enveloppée dans un gilet de laine. Elle avait les cheveux blancs tirés en chignon, des lunettes posées sur le bout du nez, et un petit plateau sur ses genoux avec une tasse de chocolat tiède. Ses mains tremblaient un peu, mais ses yeux, eux, étaient vifs.
Quand elle m’a vu, elle a porté sa main à sa bouche.
« Oh… mon Dieu », a-t-elle soufflé. « Vous êtes venu. »
Je suis resté sur le seuil, comme un enfant pris en faute d’avoir trop espéré.
« Oui. Je… je ne pouvais pas faire autrement. »
Elle a ouvert les bras, lentement, sans théâtralité. Un geste simple, presque pudique. Et moi, sans réfléchir, j’ai avancé.
Son étreinte sentait la lavande et la crème pour les mains. Pas ma mère, non. Mais quelque chose de la même douceur. Je me suis surpris à fermer les yeux, juste une seconde, comme si mon corps reconnaissait ce refuge.
Quand nous nous sommes séparés, elle m’a regardé comme on regarde quelqu’un qu’on n’attendait plus.
« Alors, Julien », a-t-elle dit, avec un sourire fragile. « Vous avez quand même un sacré courage. Ou une sacrée folie. »
« Les deux, probablement », ai-je murmuré.
Je lui ai tendu le paquet. Elle l’a reçu avec une sorte de respect, comme si c’était un objet précieux.
« Vous avez apporté… tout ça… pour moi ? »
« Pour nous », ai-je rectifié. « Ce soir, je crois que c’est la même chose. »
Elle a ri doucement, et ce rire-là a rempli la chambre. Pas un rire de jeune fille, non. Un rire de femme qui a trop pleuré dans sa vie et qui, malgré tout, a gardé un endroit intact.
Elle a tiré une petite table roulante, et nous avons posé la bûche, le foie gras, la bouteille. Rien de grandiose. Pas de grande nappe. Pas de musique. Mais la pièce, soudain, ressemblait moins à une chambre qu’à un coin de foyer.
« Je n’ai pas de verres », a-t-elle dit, un peu honteuse.
« Ce n’est pas grave. »
Je me suis souvenu, tout à coup, de mes parents qui buvaient parfois du vin dans des gobelets en plastique lors des pique-niques, en disant que le bonheur n’avait pas besoin de cristal. J’ai senti ma gorge se serrer.
Solange a remarqué mon silence. Elle a posé sa main sur mon poignet.
« Ne partez pas loin, hein », a-t-elle murmuré. « Je vous sens… au bord. »
Je ne savais pas comment répondre. Alors j’ai fait ce que j’avais fait au téléphone : j’ai dit la vérité, celle qui ne cherche pas à être jolie.
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