« Je suis venu parce que, quand vous avez prononcé mon prénom… c’était comme si on me le rendait. » J’ai avalé ma salive. « Depuis qu’ils sont partis, j’ai l’impression d’être devenu un homme sans témoin. Plus personne pour dire : je t’ai vu grandir. »
Elle a hoché la tête, lentement.
« C’est ça, le pire », a-t-elle dit. « Ce n’est pas la mort. C’est l’effacement. »
Nous avons mangé un peu. Très lentement. Solange prenait de petites bouchées, et je la regardais comme on regarde quelqu’un qu’on a peur de faire disparaître en clignant des yeux. Elle avait gardé, sur une chaise, une part de bûche de cantine, emballée dans un film plastique, comme une relique ridicule et magnifique.
« Je l’avais mise de côté pour Thomas », a-t-elle avoué, les joues rosies. « C’est idiot… »
« Ce n’est pas idiot. C’est de l’amour. »
Elle a eu les yeux brillants.
« Mon Thomas aimait le chocolat. Il disait que ça consolait mieux que les sermons. »
Elle a parlé de lui, un peu. Pas beaucoup. Juste des détails : un rire, une façon de plisser le nez, une manie de remettre droit les cadres de travers. Je buvais ses mots comme on boit une eau rare.
Puis, sans prévenir, elle a sorti d’un tiroir une vieille boîte en fer. Elle l’a posée sur la table avec précaution.
« Vous voulez voir ? »
À l’intérieur, il y avait des photos, jaunies. Un garçon en pull trop grand devant un sapin. Un homme jeune, moustachu, avec une guitare. Solange, plus mince, plus vive, mais déjà avec ce même regard.
Elle a pris une photo entre ses doigts.
« C’est le dernier Noël où il était encore là. Après… la maladie a tout avalé. »
Je n’ai pas posé de questions. Je n’ai pas cherché à comprendre. Je me suis contenté d’être là, comme elle l’avait été pour moi au téléphone.
Dehors, la neige s’épaississait. La fenêtre vibrait légèrement sous le vent. Dans le couloir, une horloge murale faisait tic-tac, obstinée, comme un rappel que le temps ne s’arrête jamais, même quand on aimerait.
Au bout d’un moment, Solange a baissé la voix.
« Vous savez pourquoi j’appelle chaque année ? »
J’ai secoué la tête.
« Parce que… » Elle a cherché ses mots. « Parce que je n’arrive pas à vivre avec l’idée que mon dernier rôle, dans ce monde, c’est d’attendre qu’on me serve une soupe tiède. J’ai été une mère. J’ai été utile. J’ai été… la maison de quelqu’un. Et quand on ne l’est plus, on se sent… comme un manteau oublié. »
Ses mots m’ont transpercé.
« Je comprends », ai-je soufflé.
Elle a levé le menton, et son regard s’est planté dans le mien, ferme malgré l’âge.
« Alors, Julien, je vais vous demander quelque chose. Et vous avez le droit de dire non. Je ne veux pas vous attacher à moi comme à une dette. »
Mon cœur s’est serré, anticipant la demande.
« Je veux que vous reveniez. Pas tous les jours. Pas comme un devoir. Mais… que vous reveniez. Et moi, en échange, je vous promets quelque chose : je ne vous demanderai pas de remplacer vos parents. Je ne vous demanderai pas de me sauver. Je veux juste… qu’on se tienne compagnie. »
Je me suis entendu respirer, plus fort. Et j’ai compris, d’un coup, que c’était ça, Noël. Pas les cadeaux. Pas les plats. Une main tendue qui ne prend pas, qui propose.
« Je reviendrai », ai-je dit. « Je vous le promets. »
Solange a fermé les yeux une seconde, comme si elle avait attendu cette phrase depuis des années.
Dans le couloir, le veilleur est revenu, discret. Il a jeté un regard à la table improvisée, puis à nous.
« Il faut que je fasse une ronde », a-t-il dit. « Mais… prenez votre temps. Tant que vous restez calmes. »
Avant de repartir, il a ajouté, presque gêné :
« Merci. Ça fait longtemps que je ne l’avais pas vue sourire comme ça. »
Quand la porte s’est refermée, Solange a posé sa main sur la mienne.
« Vous voyez », a-t-elle murmuré. « Même les gens qui font semblant d’être durs… ils ont un cœur. Il faut juste leur parler doucement. »
Je me suis mis à rire, un rire qui m’a surpris moi-même. Je n’avais pas ri comme ça depuis… je ne savais même plus.
La nuit avançait. Solange s’est fatiguée. Ses paupières devenaient lourdes, son souffle plus lent. Je l’ai aidée à se glisser dans son lit, avec une délicatesse d’enfant qui range un trésor.
Elle a attrapé ma main avant que je m’éloigne.
« Julien ? »
« Oui ? »
« Merci de m’avoir laissée être une maman, oui. Mais surtout… merci d’avoir été un fils, ce soir. Même sans le vouloir. Ça m’a rappelé que j’existe encore. »
J’avais les larmes aux yeux.
« Vous existez, Solange. Et vous avez encore du chocolat à défendre contre le monde entier, visiblement. »
Elle a souri, et son sourire a eu quelque chose de jeune.
« Revenez quand vous pouvez. Et… si vous voulez… vous pourrez m’apporter une photo de vos parents. J’aimerais les connaître. »
Je suis resté figé. Personne, depuis leur mort, ne m’avait demandé ça. Connaître mes parents. Pas comme des absents, mais comme des gens.
« Je le ferai », ai-je dit, la voix tremblante. « Je vous raconterai leurs bêtises, leurs manies, tout. »
« Alors je dormirai mieux », a-t-elle chuchoté.
Je suis ressorti dans le couloir, et l’air m’a semblé différent. Plus léger. Comme si, quelque part, une porte s’était entrouverte dans mon propre vide.
Dans le hall, le veilleur m’a raccompagné. Il m’a regardé enfiler mes gants.
« Vous savez », a-t-il dit, en évitant mon regard, « on cherche toujours des bénévoles pour les après-midis. Juste pour discuter, lire, jouer aux cartes. Les familles viennent peu. »
Je l’ai regardé. Et j’ai senti cette même évidence, la même douceur têtue, revenir.
« Donnez-moi le numéro de la direction », ai-je répondu. « Ou un carnet. N’importe quoi. Je reviendrai. »
Il a hoché la tête, presque soulagé.
Dehors, la neige avait recouvert mes traces. La ville était toujours silencieuse, mais ce n’était plus un silence qui écrase. C’était un silence qui berce.
Dans le taxi du retour, je n’ai pas regardé mon téléphone. Je n’ai pas cherché à fuir l’émotion. Je me suis contenté de penser à Solange, à ses photos, à sa bûche de cantine, et à ce courage minuscule qu’elle avait eu : composer un numéro au hasard.
Arrivé chez moi, l’appartement m’a accueilli avec ses bougies presque finies et ses trois assiettes. J’ai regardé les chaises vides, et, pour la première fois depuis longtemps, elles ne m’ont pas fait peur.
Je suis allé vers le vieux téléphone beige. Je l’ai effleuré, comme on touche une épaule.
« Vous voyez, Maman… Papa… » ai-je murmuré. « Ce numéro-là n’était pas inutile. Il a encore servi. »
J’ai rangé la table, lentement. J’ai mis de côté une petite part de bûche, dans une assiette, sans trop savoir pourquoi. Puis je l’ai recouverte d’un film plastique, comme Solange.
Avant d’aller me coucher, j’ai pris une photo en noir et blanc sur le buffet. Mes parents, leur rire, la Provence. Je l’ai glissée dans une enveloppe.
Et, dans le silence redevenu doux, j’ai compris quelque chose d’essentiel : on ne remplace personne. On ne comble pas les absences. Mais on peut, parfois, faire circuler la chaleur.
Noël n’était plus une date. Ce n’était même plus une douleur. C’était une promesse simple, presque enfantine : demain, je reviendrai. Et, quelque part dans Paris, une vieille dame s’endormirait en sachant qu’elle n’avait pas parlé dans le vide.






