— Ce sont des jeux d’enfants, a tenté la directrice. Léo doit apprendre à…
— À encaisser ? l’a coupé Marc, mais toujours sans crier. Vous savez, j’ai passé vingt-cinq ans à éteindre des incendies. Le plus dangereux, ce ne sont pas forcément les grandes flammes. Ce sont les petits départs de feu qu’on laisse couver parce qu’on se dit “oh, ça va aller”. La cruauté, c’est pareil. Si personne ne l’éteint au début, ça se propage.
Il a sorti son téléphone.
— Je ne voudrais surtout pas enfreindre vos règles, a-t-il ajouté. Donc je vais appeler des gens qui ont l’habitude de travailler avec les écoles. Les Casques Solidaires. On intervient souvent pour parler de harcèlement, de différence. Ici, ça me semble… nécessaire.
Avant que madame Leroy puisse répondre, il avait déjà porté le téléphone à son oreille.
— Salut, c’est Marc. Vous êtes dans le coin ?
Pause.
— Oui, école Jean-Moulin. Cour de récréation. On a un petit bonhomme avec un motif important et des grands qui confondent jeu et méchanceté. Vous pouvez passer ?
La directrice a blêmi légèrement.
— Je ne peux pas autoriser… je ne sais pas combien de personnes sur le terrain de l’école, a-t-elle protesté.
Marc a hoché la tête.
— Ce ne sont pas “des gens”, madame. Ce sont des bénévoles. Anciens pompiers, secouristes, militaires, infirmières, éducateurs. Ils viennent parler de respect. Et puis…
Il a regardé Léo.
— Il paraît que je dois réparer un motif. Je ne suis pas sûr d’y arriver tout seul.
Dix minutes plus tard, on a entendu le grondement.
Ce n’était pas celui d’une bande de bikers de film américain.
C’était une dizaine, puis une vingtaine, puis plus encore de motos aux styles variés, quelques scooters puissants, et même un vieux fourgon rouge avec le logo des Casques Solidaires peint dessus.
Les parents ont levé la tête, surpris. Certains ont instinctivement serré leurs enfants contre eux.
Les motos se sont garées proprement sur le côté de la rue, sans bloquer le passage. Les moteurs se sont coupés un à un.
Des hommes et des femmes en sont descendus, en blousons de cuir ou de textile, tous avec le même écusson discret sur le cœur.
Ils ne ressemblaient pas à ce que les gens imaginaient d’un “gang”.
Il y avait des cheveux gris, des lunettes, des sourires timides. Certains portaient encore un pendentif en forme de casque de pompier. D’autres avaient des petits rubans colorés “Pour l’inclusion”, “Respect pour tous les enfants”.
Ils ont traversé la rue calmement et se sont arrêtés devant les grilles.
— C’est ici le professeur Léo ? a lancé une femme d’une cinquantaine d’années, tresses grisonnantes, casque encore sous le bras.
Léo a levé la tête, surpris.
Marc a désigné mon fils d’un geste.
— C’est lui. Il a un cours de mathématiques à donner.
Ce qui s’est passé ensuite semblait irréel.
Avec l’accord, un peu contraint, de la directrice – qui ne voulait pas d’esclandre devant tout le quartier –, une partie des Casques Solidaires est entrée dans la cour, accompagnée d’un enseignant qui connaissait l’association et a murmuré à madame Leroy qu’ils étaient sérieux, qu’ils intervenaient déjà dans d’autres écoles.
En quelques minutes, une bonne vingtaine d’adultes en blousons se sont assis en rond dans les copeaux, autour de Léo.
Certains tenaient des poignées de copeaux, d’autres sortaient de leurs poches des petites règles, des carnets.
— Alors, professeur, a demandé la femme aux tresses, comment fonctionne ta suite ?
Léo, d’ordinaire si tendu, s’est redressé.
Ses mains ont commencé à bouger, mais ce n’était plus un geste d’angoisse. C’était un geste d’explication.
— On commence par 1 et 1, a-t-il dit. Après, chaque nombre est la somme des deux précédents. Comme ça : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13… Les distances entre les copeaux doivent suivre la même logique. Sinon, ce n’est plus harmonieux.
Les Casques l’écoutaient comme si chaque mot était précieux.
Les parents, derrière la grille, filmaient à moitié, bouche entrouverte.
Les six garçons, eux, s’étaient figés, ne sachant plus s’ils devaient rire ou partir.
— Il a l’air très structuré, ce petit, a soufflé un homme en enlevant ses gants de moto.
Je l’ai reconnu.
— Docteur Martin ? ai-je laissé échapper.
Il s’est tourné vers moi, surpris.
— Madame Dubois ? Oh, je ne vous avais pas vue !
Il m’a souri.
— On se connaît, a-t-il expliqué à la directrice. Je suis le neuropédiatre de Léo. Et bénévole ici. On fait des actions de sensibilisation dans les écoles. Je suis très intéressé par la façon dont on gère son accueil… et sa sécurité.
La directrice, prise de court, a tenté de reprendre le terrain :
— Nous faisons de notre mieux, docteur. Vous savez comme il est difficile de surveiller tous les comportements…
— Justement, a-t-il répondu sans agressivité mais avec fermeté, c’est pour cela qu’on insiste sur des protocoles clairs en matière de harcèlement. Quand un enfant a besoin d’un rituel pour se sentir en sécurité, le laisser se faire détruire chaque jour n’est pas anodin.
Pendant ce temps, Léo continuait sa leçon.
Il corrigeait la position des copeaux, donnait des instructions. Un grand monsieur chauve, tatoué, tenait une poignée de copeaux comme on tient des perles rares.
— Non, a dit Léo. Là, l’espace doit augmenter. C’est la “proportion dorée”. Si tu gardes la même distance, ce n’est plus beau.
— D’accord, professeur, a répondu l’homme avec sérieux. Montre-moi encore. Je suis un peu lent, moi.
Pour la première fois depuis des mois, je voyais mon fils entouré… et à l’aise.
Il n’essayait pas de fuir.
Il ne se bouchait pas les oreilles.
Il donnait des ordres.
À un moment, il s’est arrêté au centre du motif, a tourné sur lui-même, regardant tous ces adultes qui, sans le juger, acceptaient ses règles.
Je l’ai vu trembler.
Puis les larmes sont arrivées. Pas une crise. Pas un orage. Juste quelques grandes larmes silencieuses sur ses joues.
Marc s’est levé, a traversé le cercle et s’est accroupi près de lui.
— Ça va, petit ? Tu veux qu’on arrête ? a-t-il demandé doucement.
Léo a secoué la tête.
— Personne n’avait jamais aidé avant, a-t-il murmuré. Je devais toujours recommencer tout seul.
Marc a hoché la tête, la gorge serrée.
— Eh bien, maintenant, tu n’es plus tout seul. Tu as…
Il a regardé autour de lui.
— … toute une équipe. Ça te va ?
Léo a essuyé son nez du revers de la manche.
— Oui. Mais vous devez revenir. Sinon ça casse encore.
Les Casques ont éclaté de rire, un rire chaud, pas moqueur.
— On pourrait faire un “vendredi des motifs”, a proposé la femme aux tresses. Tous les vendredis, ceux qui peuvent viennent t’aider pendant la récréation.
Léo l’a fixée, très sérieux.
— Une promesse, ça se tient, a-t-il déclaré. Sinon, ce n’est plus un motif, c’est juste du bruit.
Marc a levé la main comme pour prêter serment.
— Les Casques Solidaires ne jouent pas avec les promesses, a-t-il dit. On viendra. Peut-être pas tous, pas chaque fois, mais il y aura toujours quelqu’un pour ton motif.
La directrice est revenue à la charge, moins agressive, plus désorientée.
— Cette situation est… inhabituelle, a-t-elle admis. Je comprends votre bonne volonté, mais il faudra en discuter avec l’équipe pédagogique, avec les parents d’élèves…
— Bien sûr, a approuvé le docteur Martin. On peut organiser une réunion. On parlera du projet d’accueil de Léo, de la prévention du harcèlement. On fera les choses dans les règles.
Il a marqué une pause.
— Mais je pense que ce que vous voyez là, madame la directrice, c’est exactement ce qu’on cherche tous : des adultes qui montrent aux enfants que la différence mérite du respect, pas des coups de pied.
Les semaines suivantes ont tenu leurs promesses.
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