Plus loin, une image de Chloé sur un bateau de location, bouteille de mousseux à la main, lançant du liquide par-dessus bord en riant.
« Elle joue avec le vide. J’ai peur pour le jour où ce vide répondra. »
Je ne savais plus si j’avais envie de crier ou de pleurer.
Victor m’a laissé le temps de parcourir quelques pages.
Puis il a repris, avec cette manière posée qui donnait l’impression qu’il tenait un fil invisible, sans jamais le lâcher.
— Il a créé la Fondation Romarin après le mariage de votre mère. C’est ce qu’il m’a confié. En la voyant choisir un menuisier plutôt qu’un associé, il a compris que quelque chose lui échappait.
Il a sorti d’un dossier une lettre, pliée avec soin.
— Et ceci, ajouta-t-il, il l’a écrite pour vous. Il m’a demandé de vous la donner si, et seulement si, vous veniez en personne.
Mes mains tremblaient un peu en dépliant le papier.
« Julien,
Tu te demandes pourquoi je t’ai tenu à distance.
La vérité est que je ne savais pas comment être un grand-père sans te faire du mal. J’ai passé ma vie à confondre succès et valeur. Je croyais montrer la voie en accumulant. J’ai fini par me rendre compte trop tard que j’avais appris à mes enfants à aimer les chiffres plus que les gens.Quand ta mère a choisi ton père, j’ai vu, pour la première fois, quelqu’un dire non à ce système. Cela m’a blessé. Puis cela m’a réveillé.
La Fondation est née de cette humiliation salutaire.
Elle n’effacera rien. Mais elle peut, peut-être, réparer un peu.Si tu lis ces lignes, c’est que tu as accepté de monter dans ce train. Tu avais le choix. Tes cousins n’auraient jamais pris ce risque pour quelque chose qui ne ressemblait pas à un profit immédiat.
Ici, il y a ce que j’ai voulu préserver de ce que j’étais : la capacité d’agir, mais au service de ceux qui n’ont rien à te donner en retour.
Tu n’es pas obligé d’accepter. Tu as déjà une vie qui a du sens. Tu es professeur, ce qui est infiniment plus utile que tout ce que j’ai fait avec mes centres commerciaux.
Mais si tu restes, si tu prends ta place ici, alors ce que j’ai amassé pendant des décennies cessera d’être un poids et deviendra peut-être une chance, pour d’autres que nous.
Tes cousins ont reçu ce qu’ils savent compter.
Si tu le veux, toi, tu recevras ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.H. L. »
Je suis resté longtemps, lettre ouverte entre les mains, incapable de parler.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? ai-je fini par demander à Victor.
Il m’a regardé droit dans les yeux.
— Rien. Ou tout. C’est selon.
Puis il a précisé :
— Juridiquement, il a fait de vous le président de la Fondation à sa mort, si vous acceptiez d’en prendre la responsabilité. Si vous refusez, elle sera confiée à un conseil indépendant et vous n’en entendrez plus parler. Les montages qu’il a mis en place protègent ces fonds de toute tentative de récupération par la famille. Mais il voulait que quelqu’un qui porte son nom et son sang s’en occupe… autrement.
— Et ma famille ? Ils ne sauront rien ?
— Sauf si vous décidez de leur dire. Il ne l’a pas souhaité. Il avait peur, avouons-le, que cela déclenche une guerre sans fin. Il pensait que vos cousins, avec des avocats, tenteraient de tout contester, même si c’est juridiquement très difficile. Il voulait que la Fondation reste discrète. Efficace. À l’abri.
Je me suis levé, ai fait quelques pas vers la baie vitrée.
En bas, la mer avançait et reculait, indifférente.
— Donc soit je reste, je saisis cette chance et je mens par omission à tout le monde, ai-je résumé. Soit je rentre chez moi, et tout continue sans moi.
— Vous n’êtes pas obligé de “rester” ici en permanence, nuança Victor. Il avait imaginé quelque chose pour vous.
Il a sorti encore un document.
— « Julien voudra continuer à enseigner. Laissez-le. Un enseignant qui dirige une fondation comprendra que les chiffres ne sont qu’un moyen. S’il abandonne la salle de classe, il deviendra comme moi. » Voilà ce qu’il a écrit. Nous pouvons très bien organiser les choses pour que vous passiez une partie de l’année à votre lycée, et le reste ici ou en mission. Les décisions importantes peuvent se prendre à distance.
Je me suis mis à rire, un peu nerveusement.
— Il a tout prévu, jusqu’à ce que je ne veuille pas lâcher mes élèves.
— Il vous connaissait mieux que vous ne le croyez, répondit Victor.
Je suis resté silencieux un long moment.
Je pensais à ma mère, à mon père, à leurs efforts pour me convaincre que ma vie avait déjà de la valeur.
Je pensais à Alexis, à Chloé, à leurs visages satisfaits dans le bureau quand les chiffres étaient tombés.
Je pensais à mes élèves, aussi. À Nadia, qui économisait pour payer son inscription à l’université. À Yanis, qui rêvait d’école d’ingénieurs mais n’osait pas le dire à ses parents. À Sarah, qui venait au labo après les cours parce qu’elle n’avait pas envie de rentrer trop tôt chez elle.
Et j’ai compris.
Le billet de train, ce n’était pas une insulte.
C’était une porte. À moi de choisir si je voulais l’ouvrir.
— D’accord, ai-je dit doucement. Je prends. Mais à mes conditions.
Victor a haussé un sourcil.
— Lesquelles ?
— Je continue d’enseigner. Je ne veux pas devenir un homme enfermé dans des tableaux Excel. Je viens ici pendant les vacances, les week-ends prolongés, je m’implique à distance. Et une chose encore…
— Oui ?
— Une partie des projets devra concerner les jeunes. L’éducation. En France aussi. Pas seulement à l’autre bout du monde.
Un vrai sourire, cette fois, a éclairé le visage de Victor.
— Il semblerait que vous soyez exactement l’homme qu’il espérait, dit-il. Bienvenue à la Fondation Romarin, monsieur Lambert.
Les jours suivants ont été une plongée dans un univers que je ne soupçonnais pas.
On m’a montré des dossiers : des écoles construites dans des villages isolés, des puits forés dans des zones sans eau potable, des équipes médicales financées dans des centres de santé débordés.
Des cartes recouvraient un mur entier : petites punaises sur l’Afrique de l’Ouest, le Moyen-Orient, l’Asie, l’Europe de l’Est.
À chaque punaise, un projet en cours ou achevé.
Les chiffres me donnaient le vertige.
Mais plus que les montants, c’étaient les visages qui me bouleversaient : enfants en uniforme, femmes qui remplissaient un bidon d’eau claire, infirmiers au chevet de patients.
À la fin de mon troisième jour, Victor m’a conduit dans une petite pièce au fond du couloir.
— C’est ici qu’il travaillait toujours seul, dit-il.
Sur le bureau, un dernier carnet, ouvert à la dernière page.
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