« Mais… tu pars où, là ? » a-t-il balbutié. « C’est… c’est une blague ? »
« Non. Je fais exactement ce que Sophie m’a conseillé : je quitte l’appartement avant le week-end. »
Il est resté planté là, le bras tendu vers la télé qui disparaissait dans le couloir, sans trouver quoi dire.
Sophie, elle, est arrivée quelques minutes plus tard, dans un peignoir en soie qui ne lui appartenait pas, la main sur son ventre.
« Mais… mais qu’est-ce que tu fais ?! » a-t-elle crié en voyant le salon presque vide. « Arrêtez tout de suite ! Arrêtez ! »
Les déménageurs ne se sont même pas retournés. Marc s’est contenté de me lancer un regard interrogateur. J’ai hoché la tête. Il a continué.
« Tu ne peux pas, Claire ! » a hurlé Sophie. « Pas avec le bébé ! Tu es folle ? Tu vas tout nous prendre ?! »
« Non, » ai-je répondu calmement. « Je prends tout ce qui est à moi. C’est différent. »
Je lui ai tendu le classeur ouvert.
« Cuisine : électroménager, acheté le 12 avril, facture à mon nom. Salon : canapé, table, tapis, même chose. Luminaires : facture. Bibliothèque : facture. Tableaux : facture. Tu veux que je continue ? »
Elle a regardé les papiers sans les lire, les yeux naviguant de ligne en ligne comme si c’était du chinois.
« Mais… on vit ici ! » a-t-elle fini par dire. « Tu ne peux pas nous vider comme ça ! »
« Ce n’est pas moi qui avez décidé que vous viviez ici, Sophie, » ai-je rappelé. « C’est toi. Sans me demander mon avis. Sans m’en parler pendant des mois. »
Julien a fini par émerger à son tour.
Il portait la même chemise que la veille, mal boutonnée, et ses cheveux partaient dans tous les sens.
« Claire, il faut qu’on parle, » a-t-il commencé avec son ton d’architecte raisonnable.
« Non, » ai-je répondu. « Toi, tu as parlé. Tu as préparé, planifié, conspiré. Là, moi j’agis. »
Deux déménageurs ont passé à côté de lui avec le lit de la grande chambre.
« Pas le lit ! » s’est-il écrié. « Claire, enfin ! Où est-ce qu’on va dormir ?! »
Je l’ai regardé avec une surprise sincère.
« Tu n’as pas pensé à ça pendant que tu faisais venir ta sœur ici ? Pendant que tu réservais des déménageurs derrière mon dos ? Pendant que tu cherchais des infos sur l’assurance-vie de mon père ? »
Il a pâli.
« Ce n’est pas… ce n’est pas ce que tu crois, » a-t-il bredouillé.
« Si, Julien, » ai-je répliqué doucement. « C’est exactement ce que je crois. Et en mieux organisé. »
Sophie, les bras tendus, regardait les derniers meubles quitter « son » salon.
« Tu n’as pas le droit ! » s’est-elle remise à crier. « On va appeler un avocat ! »
« Bonne idée, » ai-je dit. « J’ai déjà le mien. »
J’ai sorti un deuxième document de mon dossier, sur papier à en-tête de l’agence de gestion de l’immeuble.
« Voici la lettre recommandée envoyée mardi. Je résilie le bail à mon nom. À la fin du préavis, il n’y aura plus de contrat. Et en attendant, j’ai indiqué noir sur blanc que je quitte l’appartement aujourd’hui et que je ne souhaite pas que des tiers y restent sans mon accord. »
Julien m’a arraché la lettre des mains, ses yeux parcourant les lignes, de plus en plus vite.
« Tu… tu ne peux pas faire ça, » a-t-il répété, comme un disque rayé. « On va se retrouver sans rien. »
« Julien, » ai-je dit doucement, « c’est toi qui as cru que tu pouvais prendre ma vie sans conséquence. Tu as mis ta sœur au centre, tu m’as reléguée dans un placard, tu as fouillé dans les ruines de ma famille pour trouver un trésor qui n’existe pas. Tu es architecte : tu devrais savoir que si tu enlèves les fondations d’un immeuble… tout s’écroule. »
Damien a brandi son téléphone vers moi.
« Je filme, hein. Tu auras des problèmes. On verra bien ce que dira un juge ! »
« Filmer des meubles pour lesquels j’ai toutes les factures ? » ai-je répliqué. « Très bien. Ça m’évitera de tout lui envoyer. »
Les déménageurs ont terminé plus vite que prévu.
À 11 h 30, le salon n’était plus qu’un grand volume vide, avec des prises apparentes et des traces plus claires sur les murs.
La cuisine semblait nue, sans la machine à café, sans le grand frigo, sans la table haute.
Même les rideaux que j’avais fait faire sur mesure n’étaient plus là.
Je ne laissais que quelques éléments : le lit escamotable de la chambre d’ami, une vieille commode que Julien avait apportée de son ancien studio, la lampe de Sophie. Trois vestiges d’une vie à laquelle je ne tenais plus.
Marc s’est approché de moi avec son tableau.
« On est bons, madame Morel. Trois camions pleins. Tout ce qui était en vert est dedans. Vous venez faire un tour au garde-meuble après, ou on livre directement l’adresse en Suisse ? »
« Directement, s’il vous plaît. »
J’ai signé le bon d’intervention. « Merci, Marc. Et… merci de ne pas avoir écouté les cris. »
Il a haussé les épaules.
« J’ai déjà fait des déménagements de divorces, » a-t-il dit. « On reconnaît vite qui a vraiment tenu la maison. Bonne chance à vous. »
Lorsque la porte s’est refermée sur les derniers déménageurs, un silence étrange a envahi l’appartement.
On entendait à peine le bruit de la circulation en bas.
Sophie s’est laissé tomber par terre, au milieu du salon vide.
« Tu es monstrueuse, » a-t-elle murmuré, les larmes aux yeux. « Comment une femme peut faire ça à une autre femme enceinte ? »
J’ai pris mon sac d’ordinateur et mon manteau, posés sur le meuble d’entrée qu’on venait aussi d’emporter.
« Sophie, tu ne t’es pas posé cette question quand tu me mettais dans un cagibi, toi, femme enceinte, non ? »
Je me suis tournée vers Julien. « Tu voulais que je parte avant le week-end. C’est fait. »
Il s’est avancé de deux pas, comme s’il allait poser la main sur mon bras.
« Claire, attends, on peut encore… »
Je me suis reculée.
« Non, Julien. Toi, tu peux encore. Continuer à mentir. Continuer à dire à tes collègues que tu vis dans un bel appartement au dernier étage. Continuer à te persuader que tu méritais mieux. Moi, j’ai autre chose à faire. »
Je me suis dirigée vers la porte.
En sortant, j’ai croisé mon propre reflet dans la glace du couloir : chemise blanche, perles, regard clair.
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression de me reconnaître.
Le trajet jusqu’à la gare puis jusqu’à l’aéroport s’est déroulé comme dans un rêve.
Mon téléphone vibrait sans arrêt au fond de mon sac.
Appels de Julien.
De Sophie.
Puis de sa mère.
Puis même du numéro fixe de ses parents.
Au salon d’attente de l’aéroport, avec un café brûlant devant moi, j’ai enfin mis mes écouteurs et j’ai écouté les messages.
Le premier de Julien, sec :
« Claire, c’est ridicule. Rappelle-moi tout de suite. On va régler ça. Tu ne peux pas partir comme ça. »
Le troisième, déjà plus nerveux :
« Tu as vidé l’appart, tu réalises ? On n’a même plus de quoi manger assis. Tu vas le regretter. »
Le septième, suppliant :
« S’il te plaît. On est assis par terre, Sophie pleure, on ne sait pas quoi faire. Rappelle-moi. »
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