Pour chaque jour où je suis restée : l’amour qui ne lâche pas

Je m’appelle Madeleine Dubois. J’ai 67 ans, et ce matin, ce n’est pas mon nom que mon mari a prononcé en se réveillant. Il cherchait « Thérèse ». Thérèse, c’était sa mère. Elle est décédée en 1993.

L’employé de l’administration a encore appelé hier. « Madame Dubois », a-t-il dit d’une voix monotone et fatiguée, « nous devons vraiment discuter de la viabilité à long terme des soins à domicile. Les coûts augmentent. »

J’avais envie de rire. J’avais envie de hurler. J’avais envie de lui dire :

« Mon petit, savez-vous ce que sont vraiment les “coûts à long terme” ? Ce n’est pas le prix des protections pour adultes qu’on entasse dans le garage. Ce n’est pas le reste à charge des médicaments qui grignote notre petite retraite. Le vrai coût, c’est d’entendre l’homme que vous aimez depuis 48 ans vous demander, poliment, si vous êtes la nouvelle infirmière. »

Je ne l’ai pas dit, bien sûr. J’ai juste répondu : « Nous nous débrouillons, merci. » Parce que c’est ce qu’on fait. On se débrouille.

J’ai rencontré François par une nuit glaciale d’octobre 1975. J’avais 18 ans, lui 19. Notre petite ville de province sentait le gazole et la pluie. Il revenait tout juste de son service militaire. J’étais dans les gradins du stade municipal pour un match de football, grelottant de froid.

Ce n’était pas la star de l’équipe. C’était le garçon timide qui m’a offert un chocolat chaud à la buvette et qui n’a pas ri quand j’en ai renversé sur mon manteau. Il m’a simplement tendu sa propre veste.

Il m’a demandée en mariage un an plus tard, sur le parking de ce même stade, après un match perdu. La bague n’était pas neuve ; c’était celle de sa grand-mère, fine et usée. Il m’a dit : « Mado, je n’ai pas grand-chose. Mais je travaillerai dur. Je te le promets. On construira quelque chose de bien. »

Et nous l’avons fait.

Nous n’avions pas d’argent, mais nous avions du courage. Notre premier logement était un petit appartement HLM qui sentait toujours la cuisine des voisins. François a trouvé un poste sur la chaîne de montage à l’usine automobile du coin. Moi, je travaillais comme secrétaire à l’école primaire.

Nous avons économisé. Mon Dieu, comme nous avons économisé. Nous coupions les bons de réduction dans les journaux. Nous conduisions nos voitures jusqu’à ce qu’elles rendent l’âme. Nous avons construit une vie, pas avec de grands gestes, mais avec de la patience et des milliers de gamelles préparées pour le déjeuner.

Nous avons acheté une petite maison avec un grand chêne devant. Nous y avons élevé deux enfants — un garçon et une fille — qui ont grandi en pensant que leur papa était l’homme le plus fort du monde.

Mais la vie se charge de vous rappeler que personne n’est invulnérable.

Quand François a eu 53 ans, l’usine a « restructuré ». C’est le mot propre qu’ils ont utilisé. « Plan social », ils ont dit. C’était un licenciement. Il a perdu son travail, sa raison d’être, et pire encore, sa fierté. Il a essayé de retrouver du travail. Mais un homme de 53 ans dont le seul talent était d’assembler des transmissions ? Il était devenu invisible.

Un an plus tard, le vrai diagnostic est tombé. Pas venant d’un patron, mais d’un neurologue. Alzheimer précoce.

Au début, c’était des petites choses. Des clés oubliées. Rater un virage sur une route qu’il prenait depuis 30 ans. Il en plaisantait. « On dirait que mon cerveau aussi est en restructuration, Mado. » On riait. C’est ce qu’on fait quand l’obscurité s’installe. On allume une allumette et on fait semblant que c’est le soleil.

Mais les années me l’ont volé. Lentement, morceau par morceau. L’homme qui pouvait démonter un moteur de mémoire a commencé à lutter avec les boutons de la télécommande. L’homme qui avait appris à conduire à notre fils se perdait dans notre propre quartier.

Et moi… je suis devenue une autre personne. Je suis devenue une aidante. Une infirmière. Un garde du corps pour sa dignité.

Les gens aiment parler de « prendre soin de soi » de nos jours. Ils vous disent : « Tu ne peux pas donner si tu es épuisée, Madeleine. » Ils pensent bien faire. Ils partagent des articles sur Facebook à propos du « burn-out de l’aidant ». Ils disent : « Tu dois penser à toi en premier. »

Mais ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas que « rester » n’est pas un choix que l’on fait une seule fois. C’est un choix qu’on doit faire cent fois par jour.

C’est le choix que vous faites quand vous trouvez votre photo de mariage préférée déchirée en morceaux parce qu’il n’a pas reconnu les gens dessus.

C’est le choix que vous faites quand vous devez laver le corps que vous avez tant adoré, et que vous le faites avec des gestes précis et rapides pour qu’aucun de vous deux n’ait à affronter la honte.

C’est le choix que vous faites quand vous pleurez, mais seulement sous la douche, là où le bruit de l’eau couvre vos sanglots.

Notre fils, Michel, est venu nous voir le mois dernier. C’est un bon garçon, il vit à Lyon maintenant. Il s’est assis à la table de la cuisine, et François l’a juste regardé, a souri poliment et a demandé : « Vous êtes là pour réparer la chaudière ? »

J’ai vu le cœur de mon fils se briser. Je l’ai vu ravaler ses larmes et dire : « Oui, monsieur. C’est ça. Je vérifie juste les filtres. »

Ce soir-là, après que François se soit endormi, je me suis assise sur la terrasse. J’étais tellement en colère. Pas contre lui. Jamais contre lui. J’étais en colère contre la maladie. Contre le système. Contre le Bon Dieu. Contre l’univers qui permettait qu’un homme si bon et si fort… s’évapore simplement.

J’ai pensé à partir. Pas le quitter lui, mais juste… partir. Monter dans la voiture et rouler jusqu’à tomber en panne d’essence. Mais je ne l’ai pas fait. Je suis rentrée, j’ai remonté sa couverture, et je suis allée au lit.

La semaine dernière, c’était notre 45ème anniversaire de mariage. Je ne m’attendais pas à ce qu’il s’en souvienne. Je me suis réveillée, j’ai fait le café et préparé ses médicaments. C’était juste un mardi comme les autres.

Il a été calme toute la matinée, assis dans son fauteuil, fixant le chêne par la fenêtre. Vers midi, il a appelé mon nom. « Mado ? »

Sa voix était claire. C’était lui. C’était la voix que je n’avais pas entendue depuis des mois. Je me suis précipitée. « Je suis là, François. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Il a fouillé dans la poche de sa robe de chambre. Ses mains tremblaient, mais son regard était vif. Il a sorti une petite boîte en velours bleu, usée. « Je… J’ai pris ça il y a un moment, Mado », a-t-il chuchoté, la voix tremblante d’effort. « Je l’ai achetée… tant que je savais encore comment faire. J’ai dit à la dame du magasin de la cacher pour moi. »

Il l’a poussée dans ma main. « Joyeux anniversaire. » À l’intérieur se trouvait un simple médaillon en argent. Glissé dans la boîte, sur un petit bout de papier plié, il avait écrit de sa vieille écriture familière :

« Pour chaque jour où tu es restée. »

J’ai craqué. Je n’ai pas juste pleuré. Je me suis effondrée. Je me suis assise par terre, la tête sur ses genoux, et j’ai sangloté. J’ai sangloté pour l’homme qu’il était, pour l’homme qu’il est, et pour la femme que j’ai dû devenir.

Il a juste caressé mes cheveux, sa main tremblante. « Ça va, Mado. Tu es une brave fille. Tu es ma fille à moi. »

Il a replongé dans le brouillard quelques heures plus tard. Mais ça n’avait pas d’importance. Il était là. Il m’a vue. Il a vu la lutte, il a vu le sacrifice, et il a vu l’amour.

Nous vivons dans un monde obsédé par le début de l’amour. Le premier baiser, les photos de fiançailles, le mariage glamour. On poste les meilleurs moments. Mais ce n’est pas ça, l’amour. Ça, c’est juste l’introduction.

Le véritable amour, c’est le long marathon, lent et épuisant. C’est la partie difficile. C’est l’amour qui reste quand la paie s’arrête. C’est l’amour qui vous tient la main dans la salle d’attente du neurologue. C’est l’amour qui apprend à faire une piqûre, à nettoyer les dégâts et à répondre 20 fois à la même question avec patience.

Il ne s’agit pas de trouver quelqu’un avec qui vieillir. Il s’agit de trouver quelqu’un dont vous êtes prêt à prendre soin quand il devient vieux, malade ou brisé.

L’amour ne se mesure pas aux étincelles qui allument le feu. Il se mesure aux mains qui, même lorsqu’elles sont tremblantes et fatiguées, refusent de lâcher prise.

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