Si vous lisez ces lignes, c’est que vous connaissez déjà mon histoire avec François, son Alzheimer précoce… et ce petit médaillon en argent où il a écrit : « Pour chaque jour où tu es restée. »
Depuis ce jour-là, je ne l’ai plus quitté. Il repose sur ma poitrine comme un petit poids, mais un poids qui tient debout ce qu’il reste de ma colonne vertébrale.
La vie ne s’est pas miraculeusement adoucie après le cadeau de François. Les médicaments sont restés les mêmes, les nuits coupées aussi. Simplement, j’avais la preuve qu’au milieu du brouillard, il restait quelque chose de lui. Une île. Un rocher.
L’employé de l’administration a rappelé.
Cette fois, ce n’était plus le jeune homme monotone, mais une femme au ton professionnel, avec une gentillesse polie, un peu trop lisse pour être vraie.
« Madame Dubois, nous pourrions envisager un accueil de jour pour votre mari. Ou un séjour temporaire en établissement. Juste pour vous soulager un peu. »
Je regardais François par la fenêtre de la cuisine. Il était sur la terrasse, en train d’essayer de fermer son gilet à l’envers. Le chêne projetait de longues ombres sur sa silhouette, comme s’il essayait de le retenir.
« Nous nous débrouillons, » ai-je répondu machinalement.
Elle a soupiré doucement.
« Vous dites toujours ça, Madame Dubois. Mais… jusqu’à quand ? »
J’ai ouvert la bouche pour me vexer. Et puis je l’ai refermée. La vérité, c’est que je n’en savais rien. Jusqu’à quand tiendront mes genoux ? Jusqu’à quand mes bras pourront-ils le rattraper avant qu’il ne tombe ? Jusqu’à quand mon cœur supportera-t-il de le voir disparaître par morceaux ?
« Envoyez-moi les papiers, » ai-je dit finalement.
Ce soir-là, j’ai posé les formulaires sur la table du salon, à côté du vieux classeur où nous rangeons nos factures. Il y avait des cases à cocher, des rubriques « niveau de dépendance », « troubles cognitifs », « comportement ». Je lisais ces mots en regardant l’homme assis dans le fauteuil, en chaussons, qui essayait de comprendre pourquoi la télé ne lui répondait plus.
Comment coche-t-on une case pour dire : « C’était l’homme qui dansait maladroitement avec moi dans la cuisine en 1982 » ? Où écrit-on : « Il a tenu la main de sa fille pendant qu’on recousait son genou à l’hôpital » ?
On ne l’écrit pas. On coche « oui/non ». On met des croix. On réduit une vie à des cases.
Le premier jour d’accueil de jour, j’ai cru que mon cœur allait lâcher.
On m’avait dit : « Ne restez pas trop longtemps, le départ est toujours plus difficile pour les proches que pour les patients. » Le centre se trouvait à dix minutes en voiture, dans un bâtiment clair, avec des dessins d’enfants dans le hall et une odeur de soupe.
Une auxiliaire de vie au sourire lumineux a pris François par le bras.
« Bonjour, François ! Moi, c’est Nadia. Aujourd’hui, on va écouter de la musique et faire un peu de gymnastique douce, d’accord ? »
Il a hoché la tête, méfiant comme un enfant qu’on présente à une nouvelle maîtresse d’école. Je me suis penchée vers lui.
« Je reviens cet après-midi, mon cœur. Je dois juste… aller faire des courses. »
Il m’a regardée. Un regard flou, hésitant.
« Vous partez déjà ? » a-t-il demandé.
Ce « vous » m’a transpercée. Mais j’ai souri. J’ai appris à sourire comme on met un pansement.
« Oui. Mais je reviens. Promis. »
Je suis sortie. Sur le parking, je me suis agrippée au volant de la voiture comme à une bouée. Je me plaignais depuis des années de n’avoir jamais une minute pour moi. Et me voilà, soudain, avec toute une journée offerte… et l’impression d’avoir abandonné un enfant sur le bord d’une route.
Je suis allée au supermarché. J’ai flâné dans les rayons comme une touriste dans sa propre vie. J’ai vu un couple se disputer à propos de la marque de yaourts, une jeune femme se plaindre du prix des fleurs, un homme soupirer parce que la caissière allait « trop lentement ». Une colère froide est montée en moi.
Si seulement ils savaient la valeur d’une journée où l’on s’énerve pour des yaourts.
J’ai acheté un bouquet de petites marguerites. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour me rappeler que j’étais encore quelqu’un qui pouvait offrir des fleurs, et pas seulement compter les comprimés dans un pilulier.
Quand je suis revenue le soir au centre, François était assis dans un fauteuil, avec un dessin dans les mains. Un arbre, maladroit, tracé au feutre.
« C’est vous qui l’avez fait ? » ai-je demandé, la gorge serrée.
Il m’a montré la feuille.
« C’est… notre arbre », a-t-il balbutié. « Tu vois ? Là, la maison. Et toi. »
Il m’avait tutoyée. Pour la première fois de la journée. Les marguerites dans ma main se sont mises à trembler.
Nous avons continué ainsi quelques mois. Deux jours par semaine au centre, le reste du temps à la maison. Je ne peux pas dire que c’était facile. Mais c’était… respirable. Ces heures de répit, je les passais à faire des choses banales : aller chez le coiffeur, prendre un café avec une voisine, marcher seule au parc.
Parfois, je m’asseyais simplement sur la terrasse, sans bouger, en regardant le chêne. Et je respirais. Juste ça. Inspirer. Expirer. Sentir l’air entrer et sortir de mon corps encore capable de choisir.
Un soir, Michel a appelé.
« Maman, » m’a-t-il dit, « j’ai réfléchi. Vous pourriez venir vivre à Lyon. Il y a des structures très bien, là-bas. Je pourrais passer plus souvent, t’aider avec les papiers… Tu ne peux pas continuer comme ça toute seule. »
Je l’ai imaginé dans son appartement moderne, avec sa vie pleine de réunions et de trajets en métro. Il parlait vite, avec cette inquiétude maladroite des enfants qui comprennent que leurs parents deviennent fragiles.
« Je sais, mon grand, » ai-je répondu doucement. « Mais ton père ne reconnaît déjà plus les rues d’ici. Si je l’arrache à ce qu’il lui reste de repères… ce chêne, cette maison, l’odeur du couloir… que lui restera-t-il ? »
Silence au bout du fil.
« Et toi, maman ? Qu’est-ce qu’il te reste, à toi ? »
J’ai regardé le médaillon qui reposait sur ma poitrine.
« Il me reste ce que j’ai choisi, Michel, » ai-je dit. « Et je préfère choisir, même une vie difficile, plutôt que de me la faire imposer par la peur. »
Je l’ai entendu renifler discrètement. Il a toujours été comme ça, Michel. Sensible, mais pudique.
« Alors promets-moi au moins une chose, maman, » a-t-il ajouté. « Promets-moi que quand tu n’en pourras plus, vraiment plus, tu m’appelleras avant de t’effondrer. Ne porte pas tout toute seule. »
J’ai promis. Comme on promet à un enfant de revenir à l’heure.
Le « vraiment plus » est arrivé un matin de janvier.
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