Je préparais le café dans la cuisine. François, je le croyais, était encore dans le lit. Quand je suis montée avec le plateau, la chambre était vide. J’ai senti le sol se dérober sous moi.
J’ai fait le tour de la maison en courant, puis du jardin, puis de la rue. Le portail était entrouvert.
J’ai appelé les voisins, la police. J’avais l’impression de hurler dans un rêve. Une patrouille a fini par le retrouver, deux rues plus loin, en pyjama, assis sur un banc. Il tremblait de froid et demandait à chaque passant : « Vous avez vu ma mère ? Je dois rentrer, elle m’attend pour le dîner. »
Quand j’ai vu la couverture de survie autour de ses épaules, quand j’ai entendu un agent dire « heureusement qu’on l’a trouvé vite », quelque chose en moi s’est brisé net. Pas mon amour. Mes illusions.
Ce soir-là, pour la première fois, j’ai ouvert le classeur bleu avec les formulaires déjà remplis. Je les ai posés sur la table, j’ai pris un stylo, et j’ai signé. Mes mains tremblaient, mais je n’ai pas levé les yeux.
Mettre un mari en établissement, ce n’est pas abandonner. C’est reconnaître qu’on est allé au bout de ce que nos deux mains peuvent porter.
Je ne sais pas encore quand il partira. Les listes d’attente sont longues. Les assistantes sociales répètent : « Vous avez encore un peu de temps pour vous y préparer. » Comme si l’on se préparait vraiment à ce genre de départ.
Alors j’écris.
Sur un vieux cahier d’écolier retrouvé dans un tiroir, j’ai commencé à noter des choses. Pas des listes de courses, pas des rendez-vous médicaux. Des phrases. Des souvenirs. Des bouts de nous.
« Le 3 novembre : François a confondu la brosse à dents avec le rasoir. Il a ri, j’ai ri aussi. C’était un vrai rire, pas un rire de façade. »
« Le 12 décembre : Au centre, il a chanté « Les copains d’abord » en oubliant la moitié des paroles, mais pas le refrain. »
« Aujourd’hui : Il m’a appelée Maman. Et j’ai réalisé que c’était peut-être la plus belle preuve de confiance qu’il pouvait me donner. »
Je n’écris pas pour me plaindre. J’écris pour me souvenir que derrière la maladie, il y a encore de la vie. De petites victoires, de petites tendresses. De minuscules étincelles.
Un après-midi, Nadia, l’auxiliaire, m’a regardée en aidant François à mettre son manteau.
« Vous savez, Madame Dubois, vous devriez venir à notre groupe de parole pour aidants. On se retrouve une fois par mois. On boit un café, on raconte… On pleure aussi, parfois. »
J’ai d’abord refusé. Je suis de cette génération qui pense qu’on ne parle pas de ses problèmes à des inconnus. Et puis j’y suis allée. Par curiosité. Par épuisement, aussi.
Il y avait là une femme qui s’occupait de sa sœur handicapée, un homme qui venait tous les jours voir sa femme à l’EHPAD, une autre qui élevait seule sa petite-fille autiste. On a ri. On a pleuré. On a bu du café tiède dans des gobelets en carton.
Je suis rentrée à la maison avec un sentiment étrange : je n’étais plus seule dans mon naufrage. Il y avait d’autres bateaux autour du mien. Cabossés, mais toujours à flot.
Je ne sais pas comment se terminera notre histoire, à François et moi. Personne ne le sait. Peut-être qu’un jour, il ne prononcera plus jamais mon nom. Peut-être qu’il partira sans comprendre que je suis là, au pied de son lit. Peut-être que ce sera dans cette maison, peut-être ailleurs.
Mais je sais une chose : ce médaillon autour de mon cou ne parle pas de sa maladie. Il parle de ma réponse à cette maladie.
« Pour chaque jour où tu es restée. »
Rester, ce n’est pas s’enchaîner. Ce n’est pas se sacrifier jusqu’à disparaître. Rester, c’est choisir l’amour, tout en apprenant, peu à peu, à ouvrir la porte aux aides, aux répit, aux autres mains qui se tendent.
À vous qui lisez ceci et qui vous levez la nuit pour changer un drap, répondre à une question, rassurer une personne qui ne sait plus qui elle est : non, vous n’êtes pas « juste » un conjoint, un enfant, un voisin.
Vous êtes la mémoire vivante de quelqu’un.
Vous êtes son dernier repère dans un monde qui se délite.
L’amour ne se voit pas sur les photos de mariage accrochées aux murs. L’amour, le vrai, celui qui ne fait pas beaucoup de bruit, se cache dans ces gestes du quotidien que personne ne filme : remettre une manche, fermer un bouton, répéter une phrase calmement pour la dixième fois.
Un jour, quand on me demandera ce que j’ai fait de ma vie, je ne parlerai pas de notre HLM, de la maison, ni même du chêne. Je dirai simplement :
« J’ai tenu sa main. Jusqu’où j’ai pu. Et quand mes doigts ont commencé à lâcher, j’ai cherché d’autres mains pour nous aider. »
Et ce sera suffisant. Parce que parfois, la plus grande histoire d’amour du monde, c’est simplement celle qu’on refuse de laisser tomber, même quand tout le reste s’effrite.






