Quarante anciens pompiers ont traversé le hall d’un EHPAD pour « enlever » un vieil homme de 92 ans.
Officiellement, on appelle ça un établissement pour personnes dépendantes. Entre nous, Lucien disait toujours : « Ici, on ne vit pas, on attend que ça se termine. »
Pendant trois ans, il est resté assis près de la même fenêtre, au premier étage de la Résidence des Tilleuls, à la périphérie d’une petite ville de province. Trois ans à regarder les pigeons sur le parking, les mêmes voitures grises, le même ciel bas. Trois ans sans une seule visite de sa famille.
Mais Lucien avait un secret que personne ici ne prenait vraiment au sérieux.
Avant, on l’appelait « le Capitaine ». En 1950, il avait fondé l’une des premières associations d’anciens sapeurs-pompiers de la région, une fraternité de casques rouges qui se retrouvaient pour aider les veuves, soutenir les jeunes recrues et accompagner les sinistrés bien après l’incendie.
Et ses « gars » venaient seulement de découvrir qu’il était encore en vie.
Ils avaient mis plus d’un an à le retrouver. Un ancien voisin avait parlé, une infirmière à domicile avait entendu son nom, un courriel avait circulé dans le réseau des pompiers retraités. Et au bout de ces dix-huit mois de recherches, ils avaient compris que le vieux capitaine avait disparu dans un EHPAD où, chaque fois qu’il parlait de ses interventions, de ses incendies, de « ses » hommes, on augmentait un peu la dose de calmants.
Ce matin-là, je venais de prendre mon service. J’étais infirmière aux Tilleuls depuis deux ans. Il était neuf heures quand la porte automatique du hall s’est ouverte.
Ils sont entrés d’un bloc. Des hommes aux cheveux blancs, certains avec des cannes, d’autres avec le dos voûté, tous portant la même veste rouge foncé, barrée d’un écusson : une lance à incendie croisée avec un casque ancien. Sur le dos, on pouvait lire : « Fraternité des Casques Rouges – 1950 ».
Le plus grand d’entre eux s’est avancé vers le bureau d’accueil. Une montagne de plus de soixante-cinq ans, la moustache grise, des mains larges comme des pelles.
« Où est-il ? » a-t-il demandé d’une voix calme, mais qui ne laissait aucune place à la discussion.
Je me suis levée d’instinct. La secrétaire, elle, a pâli.
« Bonjour, monsieur, les visites commencent à quatorze heures, a-t-elle balbutié. Vous… vous avez rendez-vous ? »
L’homme a posé ses deux mains sur le comptoir.
« Lucien Arnaud. Ancien capitaine des sapeurs-pompiers de Saint-Rémy. Fondateur de notre fraternité. Numéro de chambre. Maintenant. »
Je voyais la main de la secrétaire se rapprocher discrètement du bouton d’alarme sous le bureau.
« Je… je vais appeler la direction, a-t-elle murmuré. »
La directrice est sortie de son bureau presque aussitôt, comme si elle avait deviné que quelque chose se préparait. Madame Bernard, la cinquantaine, tailleur sombre impeccable, regard tranchant.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » a-t-elle lancé. « Messieurs, ici c’est un établissement médicalisé. On ne débarque pas à quarante comme dans une caserne ! »
« On vient voir notre capitaine, a répondu le grand en rouge. On vient le sortir d’ici. »
Le mot « sortir » a flotté un instant dans l’air.
« Vous ne sortirez personne d’ici, a répliqué Madame Bernard. Monsieur Arnaud est sous tutelle. Et nous n’acceptons pas les groupes de… » Elle a cherché ses mots. « De… bandes organisées. »
C’est là que j’aurais dû me taire.
Mais j’avais vu Lucien chaque jour depuis deux ans. Je l’avais entendu raconter cent fois la même histoire : les nuits à l’arrière du vieux camion rouge, les bottes trempées, les rires après l’intervention, les repas partagés à trois heures du matin dans une cuisine enfumée. Et je l’avais vu s’apaiser chaque fois qu’il parlait de ses « gars ».
« Chambre 112, ai-je dit d’une voix nette. Premier étage, au fond du couloir à gauche. »
Madame Bernard s’est tournée vers moi, abasourdie.
« Julie ! Vous dépassez toutes les limites. Vous êtes suspendue. Effectif immédiat. »
J’ai retiré mon badge et je l’ai posé sur le comptoir.
« Très bien, ai-je répondu. Je suis fatiguée de voir des personnes âgées qu’on assomme de médicaments dès qu’elles dérangent l’organisation. »
Les anciens pompiers étaient déjà en marche, leurs chaussures résonnant sur le carrelage. Certains boitaient, d’autres tenaient un collègue par le coude, mais l’énergie était la même que dans une montée d’escalier enfumé : déterminée, concentrée.
Je les ai suivis.
Dans le couloir du premier étage, les résidents sont sortis la tête de leurs chambres, surpris par ce défilé rouge. On aurait dit une garde d’honneur improvisée.
Le grand à la moustache s’est arrêté devant la porte 112. Il a respiré profondément, puis a frappé doucement.
« Capitaine ?… C’est nous. »
Il a entrouvert la porte.
Lucien était là, comme toujours, assis dans son fauteuil roulant, en survêtement bleu, les mains posées sur ses genoux maigres. Ses appareils auditifs étaient posés sur la table de nuit – « ça l’agite », disait la directrice.
Il regardait le parking, sans vraiment le voir.
L’homme s’est approché lentement, puis s’est mis à genoux à côté du fauteuil.
« Capitaine, a-t-il dit doucement. C’est moi, André. Le petit André de la caserne de Saint-Rémy. Celui qui avait peur des grandes échelles… Vous m’avez appris à monter quand même, vous vous souvenez ? »
Lucien a mis du temps à tourner la tête. Ses yeux, voilés par l’âge, ont vacillé entre la fenêtre et le visage d’André. Sa bouche s’est ouverte, sans qu’aucun son ne sorte au début.
Puis ses doigts ont bougé.
Ils ont cherché quelque chose, à tâtons, jusqu’à se poser sur la manche de la veste rouge. Lucien a froncé les sourcils, concentré, et ses doigts ont glissé jusqu’à l’écusson.
Ses yeux se sont soudain agrandis.
« Mes… gars ? » a-t-il murmuré.
La voix était rauque, mais claire.
André a souri, les yeux déjà brillants.
« Oui, Capitaine. Vos gars. On vous a retrouvé. On est tous là. »
Derrière lui, la chambre s’est remplie. Des hommes de soixante, soixante-dix, quatre-vingts ans. Certains que Lucien a reconnus, appelant un prénom, un surnom de l’époque. D’autres étaient des fils et des petits-fils d’anciens pompiers, portant le même écusson que leurs pères.
Lucien a commencé à pleurer. Pas de petites larmes discrètes, non. Des sanglots profonds, qui secouaient son corps frêle tout entier.
Trois ans d’isolement, de phrases coupées net par un comprimé. Trois ans à entendre que ses souvenirs « n’étaient plus adaptés à la réalité », que « tout ça, c’était il y a trop longtemps, Monsieur Arnaud, concentrez-vous sur le présent ». Trois ans à être traité comme un vieux monsieur un peu confus qui « invente des histoires ».
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