Tout cela est sorti d’un coup.
« On nous avait dit que vous étiez mort, a lâché un homme au fond de la chambre, la voix brisée. Votre fils nous a annoncé ça il y a cinq ans. On a même organisé une cérémonie en votre mémoire devant l’ancienne caserne. »
Lucien a essuyé ses joues avec le revers de sa main tremblante.
« Mort… pour eux, oui, a-t-il craché, avec une dureté que je ne lui connaissais pas. Mon fils voulait la maison. Ma fille, l’argent. Ils m’ont fait signer des papiers que je ne comprenais pas… Et quand j’ai refusé les derniers, on m’a amené ici. On a dit que c’était “pour ma sécurité”. »
À ce moment-là, Madame Bernard est apparue dans l’embrasure de la porte, accompagnée de deux agents de sécurité.
« Ça suffit, a-t-elle tranché. Monsieur Arnaud est sous tutelle familiale. Il souffre de troubles cognitifs sévères. Toutes ces histoires de pompiers, de caserne, ce sont des constructions. Sa famille a été très claire : pas de visites de personnes susceptibles d’entretenir ses délires. »
Je sentais la colère me monter à la gorge. J’ai sorti mon téléphone de ma poche.
Depuis des mois, je me posais des questions sur l’histoire de Lucien. Un soir, chez moi, j’avais fait des recherches. Et j’avais trouvé.
Je lui ai montré l’écran.
« Voici Lucien Arnaud en 1951, à l’inauguration de la caserne de Saint-Rémy, ai-je dit. On voit bien le casque, les galons, la lance à incendie. Là, en 1968, c’est lui qui coordonne les secours lors de l’incendie de l’usine de la vallée. Et là, en 1983, c’est encore lui, devant une banderole : “Collecte des Casques Rouges pour les enfants brûlés”. »
Je me suis tournée vers la directrice.
« Ses “délires” sont la réalité de toute une vie, ai-je ajouté. Ce sont vos dossiers qui ne sont pas à jour. »
« Ses proches ont précisé qu’il avait tendance à enjoliver le passé, a répondu Madame Bernard, crispée. Ce monsieur est fragile. Vous êtes en train de le perturber gravement. »
« Ce qui le perturbe, ai-je répliqué, ce sont les sédatifs qu’on lui donne dès qu’il parle un peu trop longtemps. »
Le silence est tombé.
André s’est relevé lentement. Malgré son âge, il avait encore une présence impressionnante.
« Capitaine, a-t-il dit, en se tournant vers Lucien, si vous voulez partir avec nous aujourd’hui, on vous accompagne. Si vous préférez rester, on respectera votre choix. Mais c’est à vous de décider. »
Lucien a pris une grande inspiration, comme s’il remontait de très loin.
« Attendez, a-t-il articlé. Dans le tiroir du bas. Sous les chemises. »
Je savais de quoi il parlait. Quelques mois plus tôt, Madame Bernard avait voulu lui confisquer un vieux vêtement qu’elle jugeait « inadapté à l’ambiance de la résidence ». Ce jour-là, Lucien m’avait suppliée de le lui cacher.
Je me suis penchée, j’ai ouvert le tiroir, j’ai soulevé la pile de linge.
Le cuir brun m’a sauté au visage.
Je l’ai sorti délicatement : une ancienne vareuse en cuir, patinée, avec un écusson brodé « Capitaine – Caserne de Saint-Rémy », des médailles accrochées à la poitrine, des petites épingles souvenir d’interventions lointaines.
Lucien a tendu les bras.
Quand je l’ai aidé à enfiler la veste par-dessus son survêtement, sa silhouette s’est transformée. Ses épaules se sont redressées, son menton s’est levé. Dans ses yeux voilés, une flamme a brillé, claire, obstinée.
Pendant quelques secondes, j’ai vu non pas un vieillard, mais le chef qu’il avait été. Un homme debout au milieu de la fumée, donnant des ordres, rassurant les autres.
« Maintenant, a-t-il dit calmement. Maintenant je suis prêt. »
Madame Bernard s’est avancée d’un pas.
« Vous ne pouvez pas l’emmener comme ça, a-t-elle insisté. Je vais appeler la gendarmerie. »
Un des hommes en rouge s’est détaché du groupe. Petit, sec, les yeux vifs.
« Appelez-les, a-t-il répondu. Je suis moi-même un ancien commandant de gendarmerie. À première vue, je vois surtout un homme conscient, entouré de son réseau de soutien, qui exprime clairement son souhait de quitter un établissement. »
Un autre s’est approché, avec une sacoche en cuir à la main.
« Et moi, je suis avocat, spécialisé en droit des personnes âgées. Si Monsieur Arnaud dit qu’il veut partir, et qu’aucun certificat médical récent ne prouve qu’il est incapable de décider pour lui-même, vous n’avez pas le droit de le retenir. »
« Il n’est pas en état de… » a commencé Madame Bernard.
« Provez-le, a coupé l’avocat. Avec des documents à jour. Parce qu’en attendant, vous avez une quarantaine de témoins qui l’ont connu depuis soixante ans et qui constatent qu’il comprend parfaitement ce qui se passe. »
Je suis allée jusqu’à la fenêtre.
Le parking était méconnaissable.
À côté des voitures habituelles, il y avait maintenant plusieurs camionnettes rouges, d’anciens véhicules de pompiers restaurés, et même, au premier rang, une moto ancienne avec un petit side-car peint en rouge et crème. Sur la carrosserie, on distinguait encore, un peu effacée, l’inscription : « Caserne Saint-Rémy ».
« Lucien, ai-je demandé doucement, où voulez-vous aller ? »
Il a tourné la tête vers moi. Ses yeux n’avaient jamais été aussi clairs.
« Je veux sentir le vent une dernière fois, a-t-il dit. Je veux entendre le moteur, je veux que ça sente l’huile et la fumée. Je veux me rappeler qui je suis avant de finir dans ce lit, oublié, dans ces murs beiges. »
« Vous avez quatre-vingt-douze ans, s’est exclamée Madame Bernard. Vous tenez à peine debout. »
« Mais je tiens encore assis, a répliqué Lucien. Et mes mains se souviennent du guidon. »
André a souri.
« On t’a ramené quelque chose, Capitaine, a-t-il murmuré. Tu te souviens de ta vieille moto avec side-car ? Celle avec laquelle tu arrivais toujours le premier sur les petits feux de cheminée ? »
Lucien a sursauté.
« Elle est partie à la casse il y a vingt ans », a-t-il objecté.
« C’est ce qu’on t’a fait croire, a dit André. En réalité, un ancien l’a rachetée. On l’a retrouvée. On l’a remise en état. Elle est en bas. Elle t’attend. »
Les larmes sont revenues, mais cette fois, il y avait un sourire derrière.
« Vous êtes fous », a soufflé Lucien. « Complètement fous. »
« On a appris avec le meilleur », a répondu André.
Un des agents de sécurité a fait un pas en arrière.
« Je… je ne vais pas m’interposer, a-t-il dit. Je ne me vois pas bloquer un vieux capitaine qui veut remettre une fois son casque. »
Madame Bernard, elle, continuait à parler, déjà au téléphone avec « le siège du groupe » pour expliquer la situation.
Pendant ce temps, les hommes en rouge ont pris le fauteuil roulant et l’ont dirigé vers le couloir. Les autres résidents ont applaudi, certains en pleurant.
« Lucien ! » a crié Madame Dupuis, 88 ans, depuis sa porte. « Alors vous disiez la vérité, pour la caserne ! »
« Emmenez-moi avec vous ! » a lancé Monsieur Martin au bout du couloir.
Lucien se retournait comme il pouvait, saluant d’un geste, mais son regard restait accroché à l’ascenseur.
En bas, sur le parking, le soleil de fin de matinée éclairait la peinture un peu écaillée de la moto. On avait ajouté quelques renforts discrets au niveau de la selle et du side-car pour la sécurité.
« Mon Dieu, ai-je murmuré. Il va vraiment monter là-dessus. »
« Il va vraiment monter là-dessus, a confirmé André. Et on va l’encadrer comme une escorte officielle. »
Lucien a posé ses paumes sur le guidon. On aurait dit qu’il retrouvait un ami d’enfance.
« Julie », m’a-t-il appelée.
Je me suis approchée.
Il a pris ma main entre les siennes.
« Merci, a-t-il dit. D’avoir écouté mes histoires. De m’avoir cru, même quand on vous disait que j’étais confus. D’avoir caché ma veste. Et d’avoir donné mon numéro de chambre. »
J’avais la gorge serrée.
« Vous méritez de choisir, ai-je répondu. C’est tout. »
Il a jeté un coup d’œil vers le bâtiment.
« Ce n’est pas une prison, a-t-il murmuré, mais ce n’est pas la vie non plus. Je ne sais pas combien de temps il me reste. Peut-être un an, peut-être un mois. Mais je préfère tomber de ce siège, la veste au vent, que m’endormir ici sans que personne se rende compte que je suis parti. »
« Je sais », ai-je répondu. « Alors allez-y. »
Il a souri, puis a regardé André.
« À la maison, mon gars », a-t-il simplement dit.
Autour de lui, les anciens pompiers ont pris place dans les véhicules. On a entendu un concert de moteurs qui toussaient au démarrage, de vieilles sirènes qui se sont mises à hurler, un peu enrouées, mais bien vivantes.
Quand la moto a quitté le parking, Lucien au milieu du cortège, le cuir sur les épaules et le casque bien attaché, j’ai senti quelque chose se desserrer en moi. Comme si, pour la première fois depuis longtemps, quelque chose avait tourné dans le bon sens.
Madame Bernard était là aussi, son téléphone toujours à la main, essayant d’expliquer à son interlocuteur comment un groupe d’anciens pompiers venait de « kidnapper » un résident avec l’accord apparent de toute l’unité de soins.
Ce qui s’est passé ensuite, je ne l’ai pas vécu directement. Je l’ai appris par bribes, par des coups de fil, par des lettres.
Lucien n’est pas mort ce jour-là.
Il n’est pas mort la semaine suivante non plus.
La Fraternité des Casques Rouges lui a aménagé un petit appartement au-dessus de leur local associatif, dans une ancienne maison de ville qu’ils occupaient depuis des décennies. Ils se sont organisés : un planning pour les repas, un autre pour les visites médicales, un pour les nuits. On ne lui a pas supprimé les médicaments indispensables, mais on a supprimé tout ce qui servait seulement à le faire taire.
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