Il mangeait avec eux, devant la grande table en bois où s’entassaient des dossiers de projets et des photos anciennes. Il racontait encore et encore l’incendie de l’usine, la nuit de la crue, les interventions qui avaient bien failli mal tourner. On lui demandait son avis pour les actions de l’association, pour les jeunes qu’ils parrainaient.
Il a vécu ainsi dix-huit mois.
Lucide. Entouré. Respecté.
Il est mort dans son sommeil, dans son propre lit, avec sa vareuse de cuir posée sur la chaise à côté. Cette nuit-là, ils étaient trois à veiller dans le salon, comme lors des gardes d’antan.
Sa famille biologique, en apprenant la nouvelle, a réapparu brusquement.
On a beaucoup parlé de la moto ancienne, des médailles, de la petite maison qu’il possédait encore en indivision. On a parlé d’héritage, d’« abus de faiblesse », de « mauvaise influence ».
Mais Lucien avait anticipé.
Avec l’avocat de la fraternité, il avait fait refaire son testament. Tout allait à l’association, avec une mission claire : créer un fonds pour aider les personnes âgées à rester le plus longtemps possible dans leur environnement, entourées, plutôt que de finir isolées dans des établissements qui n’avaient pas le temps de les écouter.
Ils ont appelé ce fonds : « Le Fonds du Capitaine ».
Des anciens pompiers de toute la France ont envoyé des dons. Des familles de sinistrés ont témoigné. Peu à peu, l’histoire a circulé, s’est transformée en exemple, en débat sur la façon dont on traite ceux qui ont donné toute leur vie aux autres.
Quant à la Résidence des Tilleuls, une enquête a été ouverte par les autorités. On a parlé de dossiers incomplets, de protocoles de médication mal appliqués, de manque de personnel. L’établissement a été réorganisé, la direction remplacée. Certains résidents ont pu être orientés vers des lieux plus petits, plus humains, ou retourner auprès de proches qu’on n’avait pas vraiment sollicités.
Moi, j’ai trouvé un poste dans une autre structure, plus modeste, avec une directrice qui laisse les résidents coller leurs vieilles photos sur les murs et raconter leurs histoires au lieu de leur mettre la télévision à fond.
Et certains dimanches après-midi, un petit groupe de vestes rouges pousse la porte de notre salle commune.
Ils arrivent avec un cake maison, des albums, parfois un casque cabossé qu’ils posent au milieu de la table. Ils s’assoient avec les anciens combattants, les anciens ouvriers, les anciennes couturières. Ils écoutent, ils rient, ils se taisent quand il faut se taire.
Ils me demandent souvent : « Et le Capitaine ? Raconte encore. Comment il est sorti ? Comment il a remonté sur la moto ? »
Alors je raconte.
Je raconte le hall de l’EHPAD, ce matin-là. La secrétaire qui tremblait, ma directrice furieuse, et pourtant incapable d’arrêter ce mouvement qui venait de plus loin qu’elle. Je raconte les mains de Lucien qui caressent l’écusson, ses épaules qui se redressent quand il remet sa vareuse.
Je raconte le parking rempli d’engins rouges un peu rouillés, la moto qui tousse au démarrage, le vieux capitaine qui s’en va, entouré des siens.
Et chaque fois que j’entends au loin une sirène un peu ancienne, ou que je vois un groupe d’hommes et de femmes en veste rouge aider à porter un fauteuil ou à couper un arbre tombé, je pense à lui.
À ce jour où quarante anciens pompiers ont franchi les portes d’un EHPAD non pas pour faire un scandale, mais pour rappeler à tout le monde une chose simple :
On ne laisse pas tomber les nôtres.
Pas parce qu’ils sont vieux.
Pas parce qu’ils sont gênants.
Pas parce que c’est plus simple sur le papier.
On frappe à la porte, on discute, on se bat s’il le faut dans le cadre de la loi, on fait les papiers nécessaires. Mais surtout, on montre qu’on est là.
On se présente.
On prend la main de celui qui se croyait oublié.
Et on le raccompagne à la maison. Même si la maison, désormais, c’est une chambre au-dessus d’un vieux local associatif qui sent le café et le bois ciré.
Lucien Arnaud est mort libre.
Pas comme le « résident 112 » d’un couloir anonyme, mais comme le Capitaine de la Fraternité des Casques Rouges, entouré de ceux qui avaient juré, un jour de 1950, qu’ils ne laisseraient jamais un camarade derrière.
C’est la différence entre la famille de sang et la famille de cœur.
La première peut vous déposer un jour à l’entrée d’un EHPAD.
La seconde vient vous chercher, même des années plus tard, même quand tout le monde vous croit déjà parti.
Et chaque fois que je vois une vieille veste de pompier usée au marché, ou un casque ancien posé sur une étagère de brocante, je murmure, pour moi-même :
« Capitaine, on ne vous a pas oublié. »






