Claire Martin poussa la porte du réfectoire de la base navale de Toulon.
Ses rangers faisaient un léger bruit sourd sur le carrelage brillant, couvert encore de traces de café du matin.
Il était un peu plus de sept heures.
Le grand réfectoire bourdonnait de voix, de couverts qui s’entrechoquaient, d’appels lancés d’une table à l’autre. Une odeur de pain grillé, de café fort et d’œufs brouillés flottait dans l’air.
Claire portait le même treillis bleu que tout le monde, sans insigne particulier qui la distinguerait des autres marins.
Ses cheveux châtains étaient tirés en un chignon réglementaire, bien plaqué sous son béret posé à côté de son plateau.
À trente-deux ans, elle n’était ni particulièrement grande ni impressionnante : un mètre soixante-cinq, une silhouette athlétique cachée sous l’uniforme un peu ample.
Rien, au premier regard, ne disait qu’elle était différente de n’importe quel autre marin de la base.
Si on la regardait de loin, on voyait une jeune femme discrète, concentrée sur sa journée.
Mais pendant que ses yeux marron balayaient la salle, elle faisait quelque chose que peu de gens dans ce réfectoire savaient faire :
elle repérait instinctivement les sorties, les angles morts, les groupes les plus agités, les gestes un peu trop brusques.
Ce réflexe ne venait pas d’une simple prudence.
Il avait été forgé par des années de formation spécialisée, d’exercices, de nuits blanches passées à apprendre à survivre là où d’autres auraient abandonné.
Une formation dont la plupart des marins attablés ici n’avaient pas la moindre idée.
Elle prit un plateau, se glissa dans la file.
Une serveuse lui servit des œufs brouillés, du pain, un yaourt, un grand mug de café brûlant.
— Bonjour, Claire, bien dormi ? demanda la dame de service avec un sourire fatigué.
— Ça va, merci, répondit-elle poliment, sans s’attarder.
Depuis longtemps, Claire avait appris que plus on parlait, plus on risquait de se faire remarquer.
Et se faire remarquer n’entrait jamais dans ses plans.
Elle choisit une table libre, tout au fond, près du mur.
Elle s’y installa, posa son béret, et commença à manger calmement, le dos tourné au mur pour garder toute la salle dans son champ de vision.
Elle aimait déjeuner seule.
C’était son moment pour organiser mentalement sa journée, revoir la liste de ses tâches officielles… et officieuses.
Aujourd’hui, se disait-elle, allait être une journée administrative sans grande surprise.
Elle ignorait encore que, dans moins d’une heure, sa vie sur cette base basculerait complètement.
À quelques tables de là, quatre jeunes recrues avalaient leurs tartines en parlant un peu trop fort.
Ils étaient arrivés à Toulon trois semaines plus tôt, encore pleins de l’orgueil de la formation initiale, persuadés d’avoir tout compris à la vie militaire.
Lucas Moreau, grand, les épaules larges, les cheveux châtain clair coupés court, venait d’un petit village de l’Est.
À côté de lui, Yanis Benali, plus petit, nerveux, originaire d’une banlieue de grande ville, rigolait bruyamment à chaque blague.
Un peu en retrait, Kevin Lopez, brun, bavard et théâtral, gesticulait sans cesse.
Le dernier, Antoine Nguyen, plus discret, les yeux doux, observait surtout, mal à l’aise sans vraiment oser le montrer.
Depuis que Claire s’était assise, Lucas ne la quittait pas des yeux.
— Regarde-la, là-bas, lança-t-il, la voix assez forte pour couvrir le brouhaha.
Elle se croit au-dessus du lot parce qu’elle porte le même uniforme que nous.
Yanis ricana.
— Ces filles pensent qu’elles peuvent faire tout comme les gars, dit-il en secouant la tête.
Franchement, c’est n’importe quoi.
Kevin leva les yeux, repéra Claire au fond de la salle.
— Elle mange toute seule, en plus, fit-il remarquer avec un sourire moqueur.
Tu paries qu’elle se prend pour une dure, genre “moi je n’ai besoin de personne” ?
Antoine, lui, baissa un peu les yeux sur son plateau.
Ces remarques lui déplaisaient.
Il avait été élevé par une mère qui travaillait dur, entouré de tantes qui géraient tout à la maison comme au travail.
Mais il n’osait pas contredire ses nouveaux “copains” de chambrée.
Lucas se pencha en avant.
— De toute façon, répéta-t-il, l’armée, c’est pas un endroit pour les femmes, pas pour les postes de combat en tout cas.
Ils auraient dû donner sa place à un vrai gars qui peut faire le boulot.
Antoine sentit un nœud se former dans son estomac.
Il ouvrit la bouche, puis la referma.
Les autres continuaient, emportés par leur propre bêtise.
Claire, tout en mangeant, avait entendu chaque mot.
Elle n’en montra rien.
Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’elle se retrouvait face à ce genre de discours.
Certains hommes supportaient mal de voir une femme dans un uniforme identique au leur, surtout dans des fonctions qu’ils imaginaient réservées aux hommes.
Elle avait appris, au fil des années, à choisir ses combats.
On ne répond pas à chaque pique.
On n’éduque pas chaque idiot.
Mais on se protège.
Elle finit son café, posa calmement sa tasse, décida de terminer son repas sans réagir.
Tant qu’ils restaient loin d’elle, tant que ça se limitait à des mots, elle pouvait laisser couler.
Les quatre recrues, elles, en avaient décidé autrement.
— Viens, lança Lucas en se levant. On va lui expliquer deux ou trois choses sur le respect.
— Lucas, laisse tomber, murmura Antoine. Franchement, ça sert à rien…
— Arrête de faire ta chochotte, lâcha Kevin en lui donnant un coup d’épaule.
On vient juste parler.
Ils se levèrent tous les quatre, leurs plateaux à la main.
Au lieu de sortir du réfectoire, ils se dirigèrent vers le fond, vers la table isolée de Claire.
Quelques marins remarquèrent le manège.
Les conversations diminuèrent un peu de volume.
Ce genre de scène, tout le monde la connaissait : une bande de jeunes coqs cherchant à se prouver quelque chose.
Lucas posa bruyamment son plateau sur la table voisine, puis se planta en face de Claire.
— Excusez-moi, matelot, dit-il avec un faux ton poli.
Mes amis et moi, on se demandait ce que quelqu’un comme vous fait dans la Marine.
Vous ne devriez pas être à la maison à vous occuper d’enfants ou je ne sais quoi ?
Claire leva enfin les yeux vers lui.
Son visage resta calme, ses traits détendus.
— Je prends mon petit-déjeuner, répondit-elle simplement.
Elle piqua un morceau d’œuf brouillé et le porta à sa bouche.
Sa voix était neutre, sans agressivité.
Yanis vint se placer à côté de Lucas, les bras croisés.
— Tu sais très bien que c’est pas ce qu’on veut dire, lança-t-il.
Les femmes en poste de combat, c’est une blague.
Vous prenez des places que des gars pourraient occuper. Des gars qui, eux, peuvent vraiment faire le boulot.
Plusieurs têtes se tournèrent dans leur direction.
On entendait les sièges crisser, des couverts se poser sur des plateaux.
Il y avait maintenant un cercle discret d’observateurs autour du coin du réfectoire.
Kevin se glissa sur la gauche de Claire, à portée de bras.
— Peut-être que tu t’es trompée de bureau, continua-t-il en ricanant.
La Marine, c’est pas un endroit pour jouer à se déguiser.
Antoine, le cœur battant, se posta à contre-cœur de l’autre côté, complétant ainsi un demi-cercle autour de Claire.
Il aurait voulu être ailleurs.
Ses mains étaient moites.
Claire posa sa fourchette, essuya calmement ses doigts sur une serviette.
— Je ne suis pas intéressée par cette conversation, dit-elle d’une voix basse mais ferme.
Je vous conseille de retourner à votre table.
Autour, le silence s’épaissit.
On n’entendait plus que le bourdonnement lointain des machines en cuisine et quelques chuchotements.
Lucas sourit, mais ses yeux se durcirent.
Il posa les deux mains sur la table de Claire et se pencha vers elle.
— On n’a pas terminé, fit-il entre ses dents.
Tu dois apprendre à respecter les hommes qui, eux, ont vraiment leur place dans cet uniforme.
Claire inspira profondément.
Quatre adversaires, tous plus grands qu’elle, jeunes, pleins de muscles fraîchement formés.
Ils l’encerclaient, bloquant ses mouvements.
On aurait dit un jeu pour eux.
Pour elle, ce genre de situation n’avait rien d’un jeu.
Ils venaient, sans le savoir, de commettre la plus grosse erreur de leur jeune carrière.
— Dernière chance, dit Claire en se levant lentement.
Sa voix resta douce, mais quelque chose avait changé dans ses yeux.
Une lumière froide, concentrée.
— Vous retournez à votre table maintenant, et on fait comme si rien ne s’était passé.
Lucas éclata de rire.
— Tu te moques de qui ?
On est quatre. Tu es seule.
C’est toi qui devrais partir.
Yanis fit un pas de plus, sûr de lui.
— Elle a jamais dû se battre pour de vrai, susurra-t-il.
Les filles comme ça, c’est que de la parole.
Ils n’avaient aucune idée de qui ils avaient en face d’eux.
Derrière le dossier officiel de “spécialiste en logistique” se cachait tout autre chose.
Claire avait passé des mois au sein d’une unité de forces spéciales de la Marine, une formation dont on ne parlait jamais dans les plaquettes de recrutement.
Jour après jour, nuit après nuit, on l’y avait entraînée à observer, anticiper, frapper vite et juste, puis disparaître.
Elle avait appris à neutraliser plusieurs adversaires en quelques secondes, à garder la tête froide là où d’autres paniquaient.
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