Monique aurait dû acquiescer, comme elle l’avait fait tant de fois par réflexe.
Au lieu de cela, elle posa calmement une question :
— Docteur, vous pouvez me rappeler les derniers résultats de la prise de sang de Lucas ?
— Leucocytes catastrophiques, répondit-il aussitôt. D’où mon inquiétude. Le moindre microbe…
— Et l’évaluation psychologique ? Les mots exacts ?
Il hésita, puis se souvint.
— « État dépressif marqué ». « Refus d’alimentation ». « Perte d’intérêt pour tout ».
Monique désigna la chambre d’un mouvement de tête.
— Regardez.
Lucas se tenait à demi assis, blouson de pompier sur le dos, entouré d’enfants qui l’écoutaient raconter, d’une voix encore fragile mais animée, comment il connaissait tous les numéros d’urgence par cœur. Un petit garçon qui ne mangeait plus tenait un biscuit dans la main, distraitement, et en grignotait un morceau entre deux rires. La petite fille au masque tapait joyeusement dans les mains avec un pompier qui lui montrait les gestes de base d’une alarme incendie.
— Il y a les traitements, dit Monique calmement, et il y a ce qui donne envie de se battre pour que les traitements aient une chance de faire effet. Ce soir, ces hommes ne sont pas un risque. Ils sont une part de la réponse.
Le jeune médecin resta silencieux un long moment. Puis il soupira.
— Une heure, dit-il. Pas plus. Et si on constate la moindre complication, la moindre fièvre…
— Vous serez le premier averti, promit Monique. Le risque existe, mais le bénéfice, vous le voyez comme moi.
Il hocha la tête, vaincu par l’évidence.
À quatre heures du matin, les anciens pompiers commencèrent à ranger.
Les enfants protestèrent, fatigués mais heureux. On remit chacun dans sa chambre, on vérifia les perfusions, on éteignit les tablettes. La nuit retrouvait peu à peu son silence, mais un silence différent, traversé de chuchotements et de petits éclats de rire.
Le colosse s’agenouilla à nouveau près du lit de Lucas.
— On doit y aller, petit capitaine. Les gardiens vont finir par nous enfermer ici pour de bon.
Lucas agrippa sa manche.
— Vous… vous reviendrez ?
L’homme sourit, un sourire fatigué mais solide.
— Tant que tu auras besoin de nous. On s’organisera. Peut-être pas à quinze à chaque fois, sinon on va finir par bloquer tout l’hôpital. Mais il y aura toujours au moins l’un de nous. Jusqu’à ce que tu sortes d’ici… ou aussi longtemps qu’il le faudra.
Ils savaient tous les deux que la sortie de Lucas n’était pas garantie. Le pronostic parlait en semaines, peut-être quelques mois. Mais la promesse tenait quand même, comme une corde jetée au-dessus du vide.
— Je peux garder le blouson ? demanda Lucas.
— Il est à toi, répondit l’homme. Mathis serait fier de savoir que c’est toi qui le portes.
Monique accompagna les anciens pompiers jusqu’à l’ascenseur.
— Merci, dit-elle simplement quand les portes se sont ouvertes.
Le colosse haussa les épaules.
— On est pompiers, madame. Retraités, d’accord, mais ça, ça ne s’éteint pas. On a passé notre vie à courir vers les gens qui avaient peur. On continuera, même si maintenant c’est dans des couloirs d’hôpitaux au lieu des immeubles en feu.
— Vous avez un nom ? demanda-t-elle.
— L’association s’appelle « Les Casques du Cœur ». Notre devise, c’est « Ne jamais laisser quelqu’un affronter l’incendie tout seul ».
Il eut un regard vers la chambre 214.
— Lucas, maintenant, c’est un des nôtres.
Le lendemain, la direction de l’hôpital était furieuse.
Monique fut convoquée dans le bureau du directeur médical. Le ton était grave, les dossiers empilés sur le bureau, les règlements ouverts à la bonne page.
— Vous avez enfreint de nombreuses procédures, madame Lefèvre, commença-t-il. Registre des visiteurs non rempli, accès nocturne non autorisé, présence de personnes extérieures dans un service d’oncologie… Vous savez ce que ça implique.
— Oui, répondit-elle simplement.
— Vous vous rendez compte du risque encouru ? En cas de plainte, de complication… l’hôpital pourrait être mis en cause. Et vous avec.
— Oui.
Il leva les yeux vers elle, prêt à dérouler la liste de sanctions possibles.
Mais avant qu’il ne puisse continuer, sa secrétaire frappa à la porte.
— Excusez-moi de vous interrompre, docteur, mais la salle d’attente est pleine de parents qui demandent à vous parler. C’est à propos de la visite d’hier soir.
Ils les firent entrer par petits groupes.
Une mère, les yeux rougis, prit la parole la première.
— Hier, ma fille n’avait plus envie de rien. Elle se cachait derrière sa perfusion pour ne pas voir les infirmières. Ce matin, elle m’a demandé si les pompiers allaient revenir. Elle a même accepté sa prise de sang sans protester.
Elle serra contre elle une petite casquette rouge.
— Je voulais juste dire merci.
Un père ajouta :
— Mon fils n’avait pas mangé depuis trois jours. Hier soir, en rentrant dans sa chambre, il a demandé un yaourt. Et il l’a fini. On ne l’avait pas vu comme ça depuis longtemps.
Un autre parent, plus discret, tendit une enveloppe.
— Avec d’autres familles, on a fait une cagnotte. Pour que le service puisse acheter des jeux, du matériel pour les enfants. On n’a pas grand-chose, mais… Les pompiers ont montré qu’on pouvait encore donner un peu de lumière ici. On veut aider aussi.
La presse locale avait déjà entendu parler de l’histoire. Une publication sur les réseaux avait circulé. Les commentaires parlaient d’« anciens pompiers qui viennent en renfort des blouses blanches ». Certaines personnes proposaient de devenir bénévoles, d’autres de donner des livres, des instruments de musique, des peluches.
Le directeur resta longuement silencieux après le départ des parents.
— Vos choix restent contraires à plusieurs protocoles, répéta-t-il enfin.
— Je le sais, répondit Monique. Et j’en assume la responsabilité.
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