Quinze anciens pompiers ont envahi un service pour enfants à 3h du matin – la raison va vous hanter

Il poussa un soupir et se pencha en arrière sur sa chaise.

— La commission a décidé ceci : nous allons mettre en place un programme expérimental de visites encadrées par des associations de soutien, dont ces… « Casques du Cœur ». Vous en serez la responsable. Règles précises, contrôles sanitaires, mais portes un peu plus ouvertes.

Monique sentit ses épaules se détendre.

— Et Lucas ? demanda-t-elle.

— Pour Lucas, je ne peux pas vous promettre des miracles, dit-il honnêtement. Mais les derniers bilans montrent une petite amélioration. Rien de spectaculaire, mais… disons qu’il a cessé de glisser.


Les semaines passèrent.

Les Casques du Cœur revenaient régulièrement. Parfois à trois, parfois à cinq. Le colosse, dont Lucas apprit qu’il s’appelait Alain, ne manqua presque aucune visite.

Il venait même les nuits difficiles, quand la fièvre montait, quand Lucas avait peur de s’endormir.

— Pourquoi tu viens toujours ? demanda un soir Lucas, la voix à peine audible.

Alain réfléchit un moment.

— Parce que tu me rappelles mon fils, répondit-il sans détour. Parce que je sais ce que c’est de s’asseoir dans une chambre d’hôpital en ayant l’impression que tout le monde vit dehors sauf toi. Parce que tu es un pompier, toi aussi, même sans casque officiel. Tu te bats contre un incendie que nous, les grands, on ne sait pas éteindre.

Il posa sa grosse main sur la petite main de l’enfant.

— Et parce qu’un jour, Mathis m’a dit : « Papa, promets-moi que tu n’arrêteras jamais d’aller vers ceux qui ont peur. » Alors je tiens parole.

Lucas ne répondit pas tout de suite. Il regardait le blouson qu’il portait, les écussons, le nom de l’association.

— J’ai peur, tu sais, murmura-t-il. De mourir.

— Moi aussi, j’ai peur que tu partes, avoua Alain. La peur ne disparaît pas. On apprend juste à ne pas la laisser conduire le camion à notre place.


Six mois plus tard, contre tous les pronostics, Lucas sortit de l’hôpital.

Pas guéri. Le mot restait trop grand, trop fragile. Mais la maladie était en rémission. Il pouvait rentrer chez lui pour un temps.

Le jour de sa sortie, le parking de l’hôpital ressemblait à une fête improvisée.

Une dizaine de motos de route, bien alignées, casques posés sur les selles. Une ancienne camionnette de pompier, prêtée par une caserne voisine pour l’occasion. Des voisins, des infirmières, des médecins, des parents d’autres enfants… Tout le monde attendait.

Quand Lucas est apparu dans son fauteuil roulant, blouson « Jeune recrue » sur le dos, le klaxon de la camionnette a retenti, relayé par les moteurs des motos.

— Regardez-moi ce capitaine ! lança l’un des anciens pompiers.

Alain s’approcha, un casque enfant dans les mains.

— Je ne peux pas t’emmener m’entraîner sur une échelle de trente mètres, plaisanta-t-il, mais on va faire plus simple : un petit tour de la ville.

Lucas fut installé dans la camionnette, bien attaché, sous le regard attentif du médecin. Les motos ouvrirent la marche. Pendant quelques kilomètres, le cancer, les perfusions, les piqûres restèrent derrière, dans un coin de pensée.

Lucas ferma les yeux et laissa le vent entrer par la fenêtre entrouverte.

— On dirait que je vole, souffla-t-il.

— C’est ce que ça fait quand on respire un peu plus fort que d’habitude, répondit Alain.


Lucas vécut jusqu’à ses onze ans.

Ce n’est pas beaucoup, diront certains. Pour les médecins, c’était déjà bien plus que ce qu’ils avaient osé espérer. Les traitements avaient épuisé son petit corps, mais jusqu’au bout, les Casques du Cœur avaient été là.

Ils l’avaient emmené en promenade quand il le pouvait, parfois simplement jusqu’au parc en bas de l’hôpital. Ils avaient fêté ses anniversaires, organisé de fausses interventions avec des doudous qu’il « sauvait » de l’incendie du couloir. Ils avaient été présents les soirées où la douleur était trop forte pour qu’il trouve le sommeil.

Le jour de ses obsèques, il pleuvait doucement.

Devant le crématorium, plus de cent anciens pompiers, en blouson ou en uniforme, s’étaient alignés en haie d’honneur. Les infirmières reconnaissaient certaines silhouettes : celles qui avaient joué aux cartes au pied des lits, qui avaient tenu des mains tremblantes pendant qu’on posait des perfusions.

Sur le cercueil, on avait posé le petit blouson « Jeune recrue ».

Alain prit la parole, sa voix grave bousculant le silence.

— Lucas nous a appris que la famille, ce n’est pas seulement le sang, dit-il. C’est ceux qui se lèvent à trois heures du matin pour venir vous dire que vous n’êtes pas seuls. Ceux qui restent assis à côté de vous quand tout fait peur. Ceux qui n’ont pas peur de voir vos cicatrices, vos perfusions, vos larmes.

Il marqua une pause.

— Il nous a rappelé que le courage, ce n’est pas entrer dans un immeuble en feu. C’est revenir, jour après jour, dans une chambre d’hôpital, en sachant que l’histoire ne se finira peut-être pas comme on le voudrait… et se battre quand même. Lucas était un pompier sans casque. Un frère. Un professeur.

Il leva les yeux vers le ciel gris.

— Bon voyage, petit capitaine. On se retrouve de l’autre côté. Et cette fois, c’est toi qui nous montreras le chemin.

Monique, Julie et une grande partie de l’équipe médicale étaient là, serrés parmi les familles. Certains pleuraient, d’autres souriaient en se souvenant du petit garçon qui distribuait des « notes de courage » écrites au feutre à ses camarades de chambre.

Le programme des visites, lui, ne s’était pas arrêté.

Ce qui avait commencé par une « entorse au règlement » était devenu un protocole officiel : visites encadrées d’associations, dont les Casques du Cœur. Des enfants de plusieurs hôpitaux de la région avaient été « adoubés » jeunes recrues, recevant leurs blousons, leurs écussons, leur petite famille de pompiers de cœur.


Un soir, des mois après la mort de Lucas, Monique et le directeur médical se croisèrent dans le couloir.

Ils s’arrêtèrent un instant devant le tableau d’affichage du service. On y voyait des photos : des enfants en pyjama, souriant à côté d’anciens pompiers ; des blousons trop grands sur des épaules fragiles ; des dessins de camions rouges, d’échelles, de casques.

— Vous aviez raison, admit le directeur à mi-voix. Vous avez brisé des règles ce soir-là.

— Ce n’est pas moi qui ai brisé les règles, répondit Monique. Ce sont eux qui ont osé venir. Moi, j’ai juste décidé de ne pas les en empêcher.

Elle posa la main sur la photo de Lucas, rire éclatant, blouson ouvert, mains levées comme s’il dirigeait toute la caserne.

— Parfois, conclut-elle, la meilleure médecine ne se trouve pas seulement dans les protocoles et les salles stériles. Elle arrive en bottes usées, avec des blousons rapiécés, des mains calleuses et un cœur immense.

Lucas comptait.

Mathis comptait.

Tous les enfants qui ont été serrés dans les bras d’un ancien pompier à trois heures du matin comptent.

Et quelque part, sur une route que nous ne voyons pas, on peut imaginer deux petits garçons en blouson de pompier, assis à l’arrière d’un camion rouge imaginaire, riant aux éclats.

Plus de perfusions.
Plus de douleur.
Juste le vent, le ciel, et une lumière qui ressemble beaucoup à la paix.

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