Maintenant, j’avais de quoi y répondre.
Héritage d’Élise… et le nôtre
Ce soir-là, de retour à l’hôtel particulier, Patricia m’a rejoints sur le toit.
Elle tenait une petite boîte en velours.
— « Henri m’avait confié ceci avec l’instruction de te le remettre quand tu aurais “passé le test du rachat” », a-t-elle expliqué.
À l’intérieur, il y avait une bague fine, en or patiné, sur laquelle étaient gravées de minuscules lignes rappelant des plans.
— « C’était la bague de fiançailles d’Élise, sa femme, » a murmuré Patricia. « Elle aussi était architecte. À une époque où les femmes n’avaient presque pas de place dans ce métier. Elle s’est heurtée à des portes fermées toute sa vie. Henri disait que si elle avait eu ta liberté, elle aurait incendié le paysage. »
Sur un petit carton, une phrase d’Henri, évidemment :
« Pour toi, quand tu pourras regarder une offre à plusieurs zéros et dire “non” sans trembler. Élise se serait régalée de te voir faire. Ne laisse jamais personne t’expliquer que ta valeur s’achète. H. »
J’ai glissé la bague à mon doigt. Elle allait parfaitement.
J’ai pensé à Élise, à Henri, à toutes ces personnes qui avaient construit des ponts pour que je puisse passer.
Et j’ai pensé à quelqu’un d’autre aussi : Thomas.
« On construit quoi, maintenant ? »
Quelques semaines plus tard, le siège de la coopérative était enfin validé, le tournage du documentaire terminé, le dossier de Julien définitivement clos.
Un soir, Thomas m’a proposé de monter au studio après le travail, sous prétexte de « revoir des esquisses ».
Quand je suis arrivée, il y avait deux verres sur la table, une bouteille de crémant ouverte, et un plan déployé.
— « On fête quelque chose ? » ai-je demandé.
— « On fête le fait que tu n’as pas vendu l’agence, que tu as gagné ton procès, que tu as lancé un programme que tout le monde copie… et que tu respires enfin, un peu, » a-t-il répondu.
Il m’a regardée comme on regarde un bâtiment enfin débarrassé de ses échafaudages.
— « Claire, » a-t-il repris, plus sérieux, « je t’avais promis de ne pas te bousculer. De te laisser le temps. Je ne sais pas si ce temps est venu, mais je ne peux plus faire semblant. Je suis amoureux de toi. »
Mon cœur s’est mis à battre dans mes oreilles.
— « Pas un petit crush de bureau, pas une fascination pour “la présidente”. Je suis tombé amoureux de la femme qui dessine au tableau quand tout part en vrille, de celle qui reste tard pour expliquer un détail à un stagiaire, de celle qui lit les journaux de son oncle en pleurant et qui, malgré tout, se relève le lendemain. »
Il a inspiré profondément.
— « Je ne te demande pas une réponse immédiate, ni un engagement que tu ne te sens pas prête à donner. Je te demande juste de me dire si tu veux qu’on construise quelque chose ensemble. Ou si je dois rester à ma place de collègue et ranger ces sentiments dans un placard. »
J’ai pensé à Julien. À la panique qui m’aurait envahie dans le passé à l’idée d’être « à nouveau prise » dans une relation.
Je me suis écoutée. Vraiment.
Et, à ma grande surprise, la panique n’était pas là. Il y avait de la peur, oui. Mais aussi autre chose : une sorte de curiosité tranquille.
— « J’ai peur, » ai-je admis. « Peur de me tromper, peur de me perdre, peur de me réveiller un jour de l’autre côté d’une cage sans l’avoir vu venir. »
Il a hoché la tête.
— « La peur, c’est normal. Ce que je te promets, c’est qu’on ne confondra jamais sécurité et contrôle. Tu n’auras jamais à rapetisser pour me rassurer. Si on construit quelque chose tous les deux, ce sera un endroit où on peut grandir, pas se cacher. »
Je me suis mise à rire à travers mes larmes.
— « Tu parles des relations comme d’un bâtiment. »
— « Évidemment. C’est le seul langage que je maitrise. »
Je me suis approchée.
Et c’est moi qui l’ai embrassé, la première.
Ce baiser-là ne ressemblait en rien à ceux de mon ancienne vie. Il n’était ni une promesse, ni un contrat tacite, ni une performance. C’était… une évidence. Une pièce qui trouve enfin sa place dans le plan.
L’architecture publique
Avec le fonds laissé par Henri, j’ai lancé ce que j’ai appelé « l’Initiative Delorme pour l’Architecture du quotidien ».
Le principe était simple : financer et concevoir des projets qui n’auraient jamais vu le jour selon les logiques classiques du marché. Des bibliothèques de quartier, des maisons des jeunes, des petites salles polyvalentes dans des villages, des rénovations de places délaissées.
Nous avons commencé par une bibliothèque dans une petite ville de l’Est qui n’avait plus de lieu culturel accessible depuis la fermeture d’un vieux cinéma.
Inès a dirigé le projet, supervisée par Thomas. Elle avait les mains tremblantes à la première réunion publique.
— « Je ne suis que stagiaire, » a-t-elle murmuré.
— « Non, » ai-je rectifié. « Tu es architecte. Dis-le dans ta tête avant de le dire aux autres. »
La bibliothèque a ouvert un an plus tard.
Pas un « geste architectural » spectaculaire. Juste un bâtiment chaleureux, baigné de lumière, avec un café associatif, un coin enfants coloré, des tables où des lycéens révisaient déjà le jour de l’inauguration.
Quand la maire a pris la parole, elle a dit :
— « Ce n’est pas seulement un bâtiment. C’est un message : on n’a pas besoin d’habiter dans une grande métropole pour mériter des lieux beaux et bien pensés. »
Inès pleurait en silence à côté de moi.
Je lui ai serré la main.
— « Voilà, » ai-je chuchoté. « C’est ça, ton métier. »
Quelques années plus tard
Cinq ans ont passé.
J’ai appris ce que c’était que de gérer une agence sur le long terme : les crises, les conflits, les joies inattendues. J’ai appris à déléguer, à faire confiance, à dire « je me suis trompée » sans que le monde s’écroule.
Thomas et moi nous sommes mariés dans le jardin sur le toit de l’hôtel particulier, un samedi de printemps. Madame Dupuis avait préparé des plateaux de petits fours comme pour un baptême. Les jeunes du Programme Delorme étaient là, certains désormais chefs de projet.
Je portais la bague d’Élise à une main, mon alliance à l’autre.
J’ai senti la présence d’Henri partout : dans les rires qui résonnaient, dans les maquettes posées en déco, dans le bouquet de fleurs sauvages que quelqu’un avait posé sur son vieux bureau.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






