Un an plus tard, l’Initiative Delorme avait déjà financé six projets publics en France. Nous commencions à recevoir des demandes de l’étranger.
Un jour de juin, j’ai été invitée à prononcer le discours de fin d’année dans l’école d’architecture où j’avais étudié. La boucle était bouclée.
Je me suis tenue face à des dizaines de jeunes gens en noir, leurs maquettes encore collées aux doigts.
— « Quand j’ai été diplômée ici, » ai-je commencé, « je croyais que ma vie irait en ligne droite : concours, agence, projets, reconnaissance. En réalité, je me suis perdue pendant dix ans dans une histoire qui n’avait rien à voir avec ce que je voulais créer. »
Je leur ai parlé de la cage dorée. De la voiture. Des carnets. D’Henri. De l’agence.
— « Certains d’entre vous vont suivre une trajectoire assez fluide, » ai-je poursuivi. « D’autres vont faire des détours, parfois douloureux. Les deux chemins sont valables. Ce qui compte, ce n’est pas de ne jamais tomber. C’est de savoir que vous avez appris, ici même, quelque chose de précieux : regarder un endroit abîmé et imaginer ce qu’il pourrait devenir. Appliquez ça à vos vies aussi. »
— « Vous êtes architectes. Vous savez que les fondations sont invisibles mais essentielles. Prenez le temps de construire les vôtres. Et souvenez-vous : vous avez le droit de reconstruire, encore et encore, jusqu’à ce que l’espace dans lequel vous vivez ressemble vraiment à celui que vous méritez. »
Les applaudissements ont été longs, chaleureux. Mais le moment qui m’a le plus bouleversée, c’est quand une étudiante est venue me voir après :
— « Merci, » m’a-t-elle dit. « Je pensais arrêter. Maintenant je vais juste… prendre un détour. »
Dernière scène sur le toit
Ce soir-là, je suis rentrée tard à l’hôtel particulier.
Thomas travaillait dans le studio, penché sur une maquette de maison de quartier. On s’est échangé un sourire complice. Madame Dupuis avait laissé un plat dans le four avec un mot : « Ne sautez pas le dîner, les génies. »
Je suis montée seule sur le toit.
Paris s’étendait, vaste, éclairée. Des dizaines de bâtiments que nous avions dessinés, rénovés ou inspirés parsemaient désormais cette ville et d’autres.
Mon téléphone a vibré.
Un message d’Inès :
« On vient de signer le centre culturel de Marseille. Sans ton Initiative, jamais ils ne seraient venus nous chercher. Merci de croire qu’on peut changer des quartiers avec des plans et des crayons. »
Je me suis assise sur le muret, la bague d’Élise tournant doucement à mon doigt.
J’ai pensé à la femme que j’étais dans cette voiture, sur un parking, une couverture sur les genoux. Je me suis revue, les doigts engourdis, dessinant quand même, comme si tracer des lignes était la seule façon de ne pas disparaître.
Si je pouvais lui parler, maintenant, je ne lui dirais pas : « Tu vas hériter de millions. »
Je lui dirais :
« Tu es déjà architecte. Même si personne ne te le dit. Même si tu n’as pas de bureau, pas de titre, pas de clients. Tu vois le monde comme un chantier plein de possibles. Tu vas te reconstruire. Et en te reconstruisant, tu aideras d’autres à le faire. »
Thomas m’a rejoint sur le toit, une veste sur les épaules.
— « À quoi tu penses ? » a-t-il demandé en s’asseyant à côté de moi.
— « À tout ce qu’on a construit, et à tout ce qui reste à faire, » ai-je répondu. « À Henri, à Élise, à nos jeunes… et à la femme qui fouillait une benne à ordures en croyant que sa vie était finie. »
Il a passé un bras autour de moi.
— « Elle ne savait pas encore que c’était le début. »
Je me suis blottie contre lui.
En regardant la ville, j’ai compris quelque chose d’essentiel :
Je n’étais plus
la petite-nièce héritière,
ni l’ex-femme brisée,
ni même seulement la présidente de Delorme & Associés.
J’étais une architecte de secondes chances.
Pour les bâtiments, pour les quartiers, pour les jeunes qui se croyaient “trop petits”, pour les adultes qui pensaient avoir raté leur vie, et pour moi-même.
L’argent d’Henri m’avait sauvé la peau.
Mais son vrai héritage, c’était cette certitude placée au fond de moi :
On peut tout enlever à quelqu’un – un appartement, un mariage, une réputation – mais pas sa capacité à se relever et reconstruire.
Et quand on se relève vraiment, on ne redevient pas celle qu’on était avant.
On devient quelqu’un de plus solide, de plus lucide, de plus vivant.
Quelqu’un d’inarrêtable.






