Et, pour la première fois depuis très longtemps, je sentais quelque chose revenir en moi. Ce n’était pas la peur.
C’était ma place.
La première semaine a été un choc thermique.
Le lundi matin, Thomas m’a fait faire le tour de l’agence. Plateaux ouverts, grandes maquettes sous cloches, écrans remplis de plans colorés. Partout, des post-it, des tasses de café, des silhouettes penchées sur des modèles 3D.
Je marchais derrière lui, un peu comme une intruse, jusqu’au moment où j’ai reconnu, sur un mur, une photo de moi à vingt ans.
C’était à la remise de prix de mon concours étudiant. J’étais là, debout à côté d’Henri, les yeux brillants, tenant un diplôme entre les mains.
— « Votre oncle l’avait fait accrocher ici il y a longtemps, » a expliqué Thomas en me voyant figée. « Il disait : “Voilà l’avenir de l’agence.” »
Je n’ai pas su quoi répondre. Une partie de moi voulait pleurer. L’autre avait envie de se battre.
Plonger dans le grand bain
Thomas ne m’a pas ménagée.
Dès le premier jour, j’ai assisté à toutes les réunions : revue de projets, appels avec des mairies, discussion sur les normes, arbitrages budgétaires. Je prenais des notes frénétiquement, posais des questions, me perdais parfois dans le jargon qu’Henri n’avait pas eu le temps de m’enseigner.
Entre deux réunions, Thomas m’a entraînée dans ce qui allait être mon bureau : l’ancien bureau d’Henri, légèrement réaménagé.
Une grande table en bois, patinée par les années, trônait au centre. Une bibliothèque couvrait tout un mur, remplie de livres techniques et de carnets. La chaise en cuir sentait encore faiblement le parfum d’Henri, un mélange de tabac froid et de savon.
— « Votre oncle avait un style de gestion… particulier, » a commenté Thomas. « Exigeant, brillant, parfois insupportable. Mais il nous laissait beaucoup de liberté. Il détestait la médiocrité plus que l’échec. »
Je me suis assise, un peu intimidée, à sa place.
Mon ordinateur a sonné. Un mail venait d’arriver, envoyé à tous les chefs de projet par… bien sûr, Caron.
« À compter d’aujourd’hui, toute décision de conception devra être validée par le conseil avant présentation au client. Merci de me transmettre l’ensemble des dossiers en cours pour relecture. »
J’ai levé les yeux vers Thomas.
— « Ce n’est pas ainsi qu’Henri travaillait, si ? »
— « Pas du tout. Il faisait confiance à ses équipes. Il validait les grandes orientations, mais pas chaque détail. »
Je n’ai pas réfléchi longtemps. J’ai cliqué sur « répondre à tous ».
« Monsieur Caron, cette nouvelle règle n’a jamais été discutée en conseil et va à l’encontre de la culture de l’agence. Delorme & Associés a prospéré parce qu’Henri faisait confiance à ses architectes. Dorénavant, la validation du conseil ne sera exigée que pour les projets dépassant un certain seuil financier, comme déjà prévu dans nos statuts. Pour le reste, les chefs de projet conservent leur autonomie. Bien à vous, Claire Martin, présidente. »
J’ai relu une fois. Puis j’ai appuyé sur « envoyer ».
Thomas a laissé échapper un petit sifflement.
— « Vous venez de le ridiculiser devant tout le monde. »
— « Parfait. J’ai passé dix ans à me laisser ridiculiser en privé. Cette époque est révolue. »
La réponse de Caron n’a pas tardé, plus sèche, demandant un entretien « en tête-à-tête ». J’ai répondu que j’étais disponible… avec Thomas présent.
Je n’allais plus jamais fermer une porte derrière moi avec un homme qui cherchait à me faire douter. Cette leçon-là, je l’avais apprise.
Le regard d’Henri sur ma vie
Le soir, de retour à l’hôtel particulier, je n’étais pas prête à dormir. Madame Dupuis, qui semblait comprendre sans qu’on lui dise, est venue frapper à la porte de mon studio au cinquième étage avec une tisane.
— « Votre oncle rangeait souvent ses papiers dans son bureau au quatrième, » m’a-t-elle glissé avant de repartir. « Il disait : “Le jour où elle reviendra, elle devra tout voir, pas seulement ce qui est joli.” »
Je suis descendue.
L’ancien bureau d’Henri était resté presque intact. Sur le mur, des plans originaux de ses projets les plus célèbres. Dans un coin, une petite lampe verte éclairait encore un tas de dossiers.
J’ai commencé à ouvrir les tiroirs, un par un.
Dans le deuxième, j’ai trouvé des chemises cartonnées avec, dessus, mon prénom et une année.
« Claire – 2008 »
« Claire – 2010 »
« Claire – 2015 »
Mes mains ont tremblé.
À l’intérieur, il y avait des copies de mes bulletins de notes, des photos de remise de diplôme, des articles de journaux parlant du concours étudiant que j’avais gagné. Plus tard, des coupures de presse mondaines, prises à distance : moi, en robe de soirée, accrochée au bras de Julien, lors de soirées où Henri n’était pas invité.
Dans les chemises les plus récentes, il y avait autre chose : des impressions de documents judiciaires, des articles sur la montée en flèche du cabinet de Julien, une annonce légale de notre divorce. Et des notes manuscrites, reconnaissables entre toutes.
L’écriture d’Henri.
Sur un petit carnet posé à part, j’ai lu, en haut de la première page :
« Journal – à ouvrir par Claire seulement si elle se décide enfin à revenir. »
Je me suis assise et j’ai commencé à lire.
« 15 mars. Claire se marie aujourd’hui. Je refuse d’y aller. Marguerite (Madame Dupuis) dit que je suis dur. Peut-être. Mais je ne peux pas la regarder entrer volontairement dans une cage. Cet homme est brillant, mais il a besoin que tout tourne autour de lui. Elle ne le voit pas encore. »
Plus loin :
« 8 décembre. On m’a dit que Claire a arrêté de travailler sur des projets. Julien préfère qu’elle “se concentre sur la maison”. Mon génie en herbe est en train de se dissoudre dans une vie de salon. J’ai envie de la secouer, mais si j’interviens, elle se braquera. Marguerite insiste : elle doit tomber elle-même pour comprendre. Je déteste avoir raison sur ce genre de choses. »
« 22 juillet. J’ai commencé les travaux du studio au cinquième. Marguerite me traite de vieux fou : “Et si elle ne revient jamais ?” Je lui ai répondu que ce n’était pas grave. Construire cet espace, c’est ma façon de croire en elle, même si elle ne le sait pas encore. »
« 4 avril. Je l’ai aperçue à un gala. Julien avait une main collée en permanence dans son dos, comme on tient une marionnette. Elle riait, mais ses yeux… Ses yeux ne riaient plus. Je me suis senti vieux. Vieux et lâche. »
Plus loin encore :
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