« 30 janvier. On m’a raconté que Julien a une liaison. Tout le monde le chuchote sauf Claire, apparemment. Je voudrais la prévenir. Marguerite me répète qu’elle doit le découvrir elle-même, sinon elle restera avec lui pour “sauver l’honneur”. Elle a raison. J’ai mal au cœur. »
« 20 décembre. Elle a enfin demandé le divorce. Dieu merci. Ce sera violent, mais elle est plus solide qu’elle ne le pense. J’ai revu mon testament. Je lui laisse tout, à condition qu’elle prenne la tête de l’agence au moins un an. Certains diront que je suis manipulateur. Peut-être. Mais cette maison lui appartient depuis ses quinze ans. »
À la dernière page, l’écriture tremblait davantage.
« 8 mars. Le médecin parle de mois. Pas d’années. Je suis prêt. Ce que je ne supporte pas, c’est l’idée qu’elle se croie perdue, qu’elle pense n’avoir plus rien. J’ai donné des instructions claires à Nadia (la notaire). Elle devra la chercher quand je ne serai plus là. Le reste dépendra d’elle. Si elle refuse, au moins, j’aurai essayé. Si elle accepte, elle se découvrira elle-même. C’est tout ce que j’ai toujours voulu pour elle. H. »
J’ai refermé le carnet, les yeux noyés de larmes.
Henri n’avait jamais cessé de me suivre. Jamais cessé d’espérer.
Et moi, pendant ce temps-là, je croyais être seule dans ma voiture.
— « Il vous aimait beaucoup, vous savez, » a murmuré Madame Dupuis à la porte. « Il disait souvent : “Je ne peux pas la sauver. Je peux seulement préparer le terrain pour le jour où elle décidera de se sauver elle-même.” »
Je me suis essuyé les yeux.
— « C’est ce que je compte faire, maintenant. »
Les carnets d’échecs
De retour au studio, j’ai fouillé les grands meubles à tiroirs. Dans le dernier, un compartiment était fermé à clé. Une petite enveloppe collée dessous contenait… bien sûr, la clé.
À l’intérieur du tiroir, il y avait une série de carnets en cuir, rangés par années, étiquetés soigneusement :
« 1980 – Ratés »
« 1981 – Projets abandonnés »
« 1982 – Mauvaises idées (mais à garder) »
J’ai souri malgré moi.
En les ouvrant, j’ai compris. Ce n’étaient pas ses projets publiés, ses plans parfaits, ceux que tout le monde connaissait. C’étaient ses essais, ses recherches ratées, ses esquisses griffonnées, les idées trop folles ou mal ficelées qu’il avait finalement abandonnées.
Sur un des carnets, un mot m’était directement adressé :
« Claire. Ce que tu vois là, ce sont mes échecs, mes tâtonnements, mes bêtises, mes retournements de veste. Bref, tout ce que l’on ne montre jamais dans les revues. Si tu dois diriger cette maison un jour, promets-moi une chose : ne laisse pas les jeunes croire que le génie tombe du ciel. Montre-leur ce qui se passe avant la belle maquette. Servez-vous de ces carnets pour enseigner, inspirer, rassurer. Le talent se construit, feuille après feuille. Comme toi. H. »
Une idée a commencé à prendre forme dans ma tête.
Je voyais déjà le titre sur un dossier : « Programme Delorme ».
Un mécanisme de mentorat pour jeunes architectes issus de milieux modestes. Des stages payés, pas des pseudo-expériences gratuites. Un accès réel aux projets, aux réunions, et à ces carnets de « ratés » pour comprendre le chemin.
J’ai passé une bonne partie de la nuit à griffonner un plan sur la table à dessin. Quand j’ai enfin levé la tête, le ciel commençait à pâlir au-dessus des toits.
Je n’étais plus seulement en train d’hériter d’une agence. J’étais en train de décider ce que j’allais en faire.
Julien refait surface
Le lendemain, à l’agence, Thomas m’a trouvée déjà penchée sur mes croquis.
— « Vous avez travaillé toute la nuit ? »
— « Presque. J’ai une idée à vous soumettre. »
Je lui ai présenté mon projet de programme Delorme : sélectionner chaque année une dizaine d’étudiants, les payer correctement, les intégrer aux équipes, leur montrer les carnets d’Henri, les laisser plancher sur de vrais dossiers.
Thomas a parcouru mes notes en silence.
— « C’est ambitieux. Et coûteux. »
— « Oui. Mais si on continue à ne favoriser que ceux qui ont des parents architectes, ou la sécurité financière pour faire des stages non payés, on tourne en rond. Henri voulait que l’architecture soit pour tout le monde, pas seulement pour ceux qui ont les bons codes postaux. »
Il a relevé la tête.
— « Il aurait adoré cette idée. »
Il a hésité.
— « Je préviens quand même : certains associés vont hurler. Ils verront ça comme une perte de temps. »
— « Ça tombe bien, » ai-je souri. « Je compte justement revoir qui a vraiment envie de faire partie de cette nouvelle époque. »
En milieu de journée, une alerte a bourdonné sur mon téléphone. Un article venait d’être publié dans une revue professionnelle :
« Delorme & Associés : la petite-nièce reprend les rênes de l’empire Delorme. »
Une photo de moi, prise à la sortie de l’agence, illustrait l’article. On me voyait en tailleur, l’air plus sûre de moi que je ne me sentais vraiment.
Trois minutes plus tard, mon téléphone a vibré de nouveau. Numéro inconnu.
J’ai décroché sans réfléchir.
— « Allô ? »
— « Claire, c’est Julien. »
Son ton était mielleux, comme au début de notre relation. Mon estomac s’est noué.
— « Comment as-tu eu ce numéro ? »
— « Je l’ai demandé à une amie commune. J’ai vu l’article. Félicitations. On dirait que tout t’a finalement plutôt bien réussi. »
Je me suis tue. Il a poursuivi :
— « Je me disais qu’on pourrait… parler. Prendre un café, mettre les choses à plat. On a partagé dix ans, quand même. »
Ses mots — « personne ne voudra jamais d’une femme fauchée » — me sont revenus d’un coup, comme une gifle.
Sauf que je n’étais plus fauchée.
Et, surtout, je n’étais plus cette femme-là.
— « Non, Julien, » ai-je répondu calmement. « Tu as eu dix ans pour “mettre les choses à plat”. Tu as préféré les mensonges, la manipulation et l’humiliation. Maintenant, j’ai autre chose à faire que de t’offrir une deuxième chance de me diminuer. Je te souhaite une bonne vie. Mais elle se passera sans moi. »
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