Avant qu’il ne puisse répondre, j’ai raccroché.
J’ai bloqué son numéro. Supprimé la conversation.
Pour la première fois depuis longtemps, ce n’était pas lui qui décidait de la fin de nos échanges. C’était moi.
Thomas, qui venait d’entrer dans le bureau, a lu mon expression.
— « Tout va bien ? »
— « Oui, » ai-je dit en rangeant mon téléphone. « J’ai enfin raccroché à la bonne personne. Et je suis prête pour la suite. »
Première grande présentation
La « suite » a pris la forme d’un projet immense.
Un groupe coopératif voulait construire un nouveau siège en périphérie de Paris : un bâtiment exemplaire sur le plan écologique, ouvert sur le quartier, avec des espaces partagés accessibles aux associations locales. Exactement le genre de programme qui aurait fait vibrer Henri.
Thomas m’a proposé de porter le projet avec lui.
— « Si vous voulez prouver à tout le monde que votre place est ici, c’est le dossier idéal. »
Pendant trois semaines, nous avons travaillé jours et nuits. Je retrouvais une énergie que j’avais oubliée. Dialoguer avec les ingénieurs, ajuster les hauteurs de plancher pour optimiser la lumière, imaginer un jardin suspendu ouvert aux associations locales…
Je rentrais le soir à l’hôtel particulier épuisée mais heureuse. Mes carnets se remplissaient de croquis. Ma voiture, abandonnée au parking, n’était plus qu’un souvenir.
La veille de la présentation, tout était prêt. Maquette, plans, images 3D. La présentation PowerPoint détaillait le concept, les matériaux, les économies d’énergie, les bénéfices sociaux.
Je suis rentrée tôt dormir pour une fois. Je voulais être claire le lendemain.
À 9 h 45, le jour J, je suis arrivée dans la grande salle de réunion avec ma clé USB et mon ordinateur portable. Les maquettes étaient déjà en place. Le conseil et les représentants de la coopérative devaient arriver pour 10 h.
Sauf que… mon ordinateur avait disparu.
Je l’avais laissé sur la table la veille au soir. Maintenant, il n’était plus là. Les autres membres de l’équipe ont commencé à chercher frénétiquement : sur les étagères, sous les tables, dans la salle d’à côté.
À 9 h 50, la porte s’est ouverte.
Caron se tenait là, mon ordinateur à la main.
— « Vous cherchiez ceci ? » a-t-il demandé d’une voix neutre. « Je l’ai trouvé dans la salle de maquettes. Vous avez dû l’y oublier. »
Je l’ai pris, un peu trop vite.
— « Merci, » ai-je lâché, méfiante.
J’ai branché l’ordinateur au vidéoprojecteur, ouvert la présentation… et mon sang s’est glacé.
Les diapositives étaient dans le désordre. Certaines pages étaient totalement blanches. Les images 3D avaient disparu, remplacées par des icônes d’erreur. Les diagrammes de performance thermique n’étaient plus lisibles.
— « Quelque chose ne va pas ? » a demandé Thomas à mi-voix.
— « Les fichiers ont été modifiés, » ai-je murmuré. « Il n’y a plus rien de cohérent. »
Je jetai un coup d’œil à l’heure : 9 h 58. Les clients arrivaient. Caron était adossé au mur, les bras croisés, l’air parfaitement innocent.
J’avais quelques secondes pour choisir : paniquer et demander un report, ce qui donnerait raison à Caron et aux autres sceptiques… ou faire autre chose.
Je me suis souvenue des carnets d’Henri. De ses ratés, de ses ratures, de ses corrections.
Je me suis souvenu de moi, un soir dans ma voiture, dessinant à la lumière d’une petite lampe, sans rien ni personne pour me valider.
J’ai refermé l’ordinateur.
— « On va faire autrement, » ai-je dit à Thomas.
Les représentants de la coopérative sont entrés, souriants, curieux. On s’est serré la main, on a échangé les politesses d’usage, puis je me suis avancée devant un grand tableau blanc.
— « Vous nous aviez demandé un bâtiment qui raconte une histoire, » ai-je commencé. « Alors je vais vous raconter cette histoire. Pas avec des slides, mais avec des lignes. »
J’ai pris un feutre. Mes mains se sont mises à bouger toutes seules.
J’ai tracé la silhouette du bâtiment, intégrée dans son quartier. J’ai dessiné les alignements d’arbres, les terrasses plantées, la grande cour centrale ouverte au public. Au fur et à mesure, j’expliquais :
— « Ici, le rez-de-chaussée sera traversant, avec un café associatif ouvert sur la rue. Les habitants du quartier pourront y entrer librement. Les étages supérieurs accueilleront vos bureaux, mais organisés en plateaux modulables, baignés de lumière naturelle. »
J’ai ajouté des flèches pour montrer la circulation de l’air, des schémas simplifiés pour expliquer la ventilation naturelle, les panneaux solaires intégrés en toiture, la récupération des eaux de pluie.
— « En été, la végétation sur les façades et les toits protège du soleil. En hiver, la lumière entre profondément dans les bureaux, réduisant les besoins de chauffage. Le bâtiment respire avec les saisons. »
Les représentants étaient complètement absorbés. Thomas me passait d’autres feutres, ajoutait parfois un détail technique, complétait un diagramme.
Je parlais avec tout mon corps. Mes années de frustration en silence se transformaient en phrases claires, en gestes précis. J’avais l’impression, pour la première fois, d’être exactement là où je devais être.
Quand j’ai posé le dernier trait, le tableau blanc était couvert d’une vision complète du projet. Pas aussi léchée qu’une présentation 3D… mais vivante.
Un long silence a suivi.
Puis le président de la coopérative s’est levé, s’est approché du tableau, l’a inspecté en détail et s’est retourné vers moi.
— « C’est exactement ce que nous cherchions, » a-t-il dit simplement. « Quelque chose de vivant, de lisible, de cohérent avec nos valeurs. Quand pouvons-nous commencer à travailler ensemble ? »
Je crois que je n’ai respiré que là.
Retour de bâton
Après leur départ, avec un accord de principe en poche, je me suis assise sur une chaise, les jambes soudain en coton.
Thomas riait tout seul, secouant la tête.
— « Je rêve ou vous venez de décrocher un projet majeur en improvisant au tableau blanc ? »
— « Ce n’était pas vraiment improvisé, » ai-je soufflé. « Ce bâtiment, je l’ai dans la tête depuis des semaines. On m’a juste forcée à le sortir autrement. »
Il a baissé la voix.
— « Quelqu’un a clairement saboté votre présentation. »
À cet instant, Caron est réapparu dans l’embrasure de la porte.
— « Félicitations pour le projet, » a-t-il lancé d’un ton qui sonnait faux. « Je savais que ce client serait exigeant. D’ailleurs, je voulais vérifier vos fichiers hier soir, mais je n’ai pas eu le temps. Dommage. »
Thomas et moi nous sommes regardés.
— « C’est étrange, » ai-je répondu calmement. « Les fichiers étaient en parfait état quand je les ai quittés hier. Et ce matin, l’ordinateur avait disparu pour réapparaître dans vos mains. Un hasard sans doute. »
Je n’ai pas cherché l’affrontement, pas encore.
Mais dès qu’il est parti, j’ai appelé la responsable informatique.
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