— « J’ai besoin de savoir qui a ouvert ma présentation hier soir et à quelle heure. Et depuis quel poste. »
Deux heures plus tard, elle est revenue avec un rapport détaillé.
— « Le fichier a été ouvert et modifié hier à 18 h 42, » a-t-elle expliqué. « Depuis le poste de travail de Monsieur Caron. Plusieurs images ont été supprimées, le fichier a été enregistré sous le même nom, puis encore ouvert quelques minutes plus tard. »
La colère a envahi mon corps, pas une explosion bruyante, mais une chaleur sourde.
J’ai demandé à Maître Benali de venir. Puis j’ai convoqué Caron à une réunion en fin de journée. Thomas a insisté pour être présent.
Caron est entré dans mon bureau avec une assurance légèrement forcée.
— « Vous vouliez me voir ? »
Maître Benali était assise dans un coin, son sac posé sur les genoux, expression neutre.
— « Oui, » ai-je dit. « J’aimerais comprendre pourquoi ma présentation a été altérée depuis votre ordinateur hier soir. »
Un tic a traversé sa mâchoire.
— « Vous m’accusez de sabotage ? C’est très grave, Madame Martin. J’ai simplement voulu… corriger quelques détails. Si quelque chose a été modifié, c’était évidemment involontaire. »
Je lui ai tendu le rapport informatique.
— « Les images 3D ont été supprimées, les sauvegardes écrasées. Ce n’est pas une petite erreur de manipulation. C’est un acte conscient. Et ça ne vise pas seulement moi. Ça met en danger l’image de l’agence auprès d’un client important. »
Il a haussé la voix.
— « Delorme & Associés existe grâce à des gens comme moi, pas grâce à une héritière qui débarque après dix ans d’absence ! Je protège cette maison ! »
— « En essayant de faire échouer un projet majeur ? »
Je me suis levée, m’obligeant à garder un ton calme.
— « Écoutez-moi bien, Monsieur Caron. Vous pouvez penser ce que vous voulez de moi. Mais quand vos actions mettent en péril le travail de toute une équipe, vous franchissez une ligne. Alors voilà ce que je propose. »
Je me suis tournée vers Maître Benali, qui a sorti quelques feuilles de son dossier.
— « Première option : vous démissionnez immédiatement. L’agence rachète vos parts à un prix juste, vous signez un accord de confidentialité, vous gardez votre réputation intacte. Deuxième option : nous saisissons officiellement le conseil et, si nécessaire, la justice pour sabotage de données professionnelles et comportement nuisible à l’entreprise. Et tout cela deviendra public. »
Son visage est passé du rose au gris.
— « Vous n’oseriez pas. »
— « Je viens de reconstruire ma vie depuis le fond d’une voiture, » ai-je répondu doucement. « Je vous assure que je n’ai plus peur de grand-chose. Je vous laisse jusqu’à demain midi pour choisir. »
Il a regardé Thomas, puis Maître Benali, puis moi.
— « Vous détruisez tout ce que votre oncle a construit, » a-t-il craché avant de sortir.
La porte a claqué.
Je me suis laissée tomber sur ma chaise. Mes mains tremblaient enfin.
Thomas m’a regardée un long moment.
— « Où avez-vous appris à faire ça ? »
— « À force d’avaler des humiliations, » ai-je soufflé. « Au bout d’un moment, soit on se tait pour toujours, soit on apprend à parler. »
— « Henri aurait été fier de vous, » a-t-il murmuré. « Très fier. »
Les vraies difficultés commencent
Le lendemain matin, à onze heures, un mail est arrivé dans ma boîte de réception.
Caron y annonçait sa démission pour « raisons personnelles », remerciait l’agence pour « ces nombreuses années de collaboration », et souhaitait bonne chance à la « nouvelle direction ».
Maître Benali m’a confirmé, dans un message séparé, que les modalités de rachat de ses parts étaient en bonne voie et qu’il avait signé un engagement de non-dénigrement.
Le danger le plus immédiat était écarté.
Mais je savais très bien que le plus dur commençait.
J’avais gagné un projet important, oui. J’avais évité un sabotage, oui.
Mais dans les couloirs, certains murmures restaient méfiants. Une femme m’a félicitée pour la présentation mais a ajouté :
— « Vous savez, ici, on a vu passer beaucoup de grandes idées qui ont fini au placard. On verra bien si ça dure. »
Je ne pouvais pas lui en vouloir. Moi-même, quelques semaines plus tôt, j’aurais douté d’une héritière qui sort de nulle part.
Ce qui allait faire la différence, ce ne serait pas une seule grande scène devant un tableau blanc.
Ce serait ce que je ferais ensuite. Projet après projet. Décision après décision.
Et la façon dont j’allais transformer l’héritage d’Henri en quelque chose de vivant, qui ne lui appartenait plus seulement à lui, mais à toute une nouvelle génération.
Le programme Delorme bouillonnait dans ma tête. Le siège de la coopérative venait d’ouvrir une porte.
Il me restait à prouver que ce n’était pas un coup de chance, mais le début de quelque chose de plus grand.
En sortant ce soir-là sur la terrasse du cinquième étage, Paris s’étendait devant moi, scintillant.
J’ai pensé à la fille de vingt ans qui croyait que sa vie se jouerait en ligne droite. À la femme de trente-trois ans qui dormait dans une voiture, persuadée d’avoir tout perdu.
Et à celle que j’étais en train de devenir, debout sur ce toit, un carnet dans une main, une agence entière dans l’autre.
Henri avait construit ce studio comme un pari sur mon avenir.
À moi, maintenant, de prouver qu’il ne s’était pas trompé.
Le Programme Delorme a officiellement vu le jour trois mois plus tard.
Nous avons rédigé un appel à candidatures simple, sans jargon :
« Vous aimez dessiner des espaces où les gens se sentent bien ? Vous avez du talent mais pas forcément les bons réseaux ? Envoyez-nous vos projets. »
Pas besoin de lettre de recommandation d’un grand nom, pas besoin de stage à l’étranger, pas besoin de parents architectes. Juste un portfolio honnête, une petite lettre sur ce qu’ils voulaient changer dans le monde.
Nous avons reçu plus de trois cents dossiers en quelques semaines.
Je passais mes soirées dans le studio du cinquième, entourée de plans, de maquettes en carton, d’e-mails imprimés. Thomas s’asseyait en face de moi, un café à la main, et lisait en silence.
Un dossier m’a particulièrement touchée.
Une jeune femme de vingt-deux ans, Inès Ben Saïd, originaire d’un quartier populaire de Lyon. Ses projets : des centres d’hébergement dignes pour les personnes sans domicile, avec cuisines partagées, ateliers, jardins.
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