Dans sa lettre, elle avait écrit :
« L’architecture ne devrait pas être un luxe pour ceux qui ont déjà tout. Elle devrait être un outil pour ceux qu’on ne regarde jamais. »
Je l’ai montrée à Thomas.
— « Elle n’a aucune expérience professionnelle, » a-t-il dit. « Mais il y a quelque chose dans ses dessins… »
— « Henri disait toujours : le talent brut, ça s’affine. L’absence de réseau, ça se répare. »
Nous l’avons prise. Évidemment.
Au final, nous avons sélectionné douze jeunes : des grandes écoles, mais aussi un BTS, une reconversion d’infirmière, un autodidacte qui avait appris seul à utiliser les logiciels de modélisation.
Le jour de leur arrivée, ils avaient tous la même expression : mélange d’excitation et de peur panique.
Je les ai réunis dans le studio. Henri aurait adoré cette scène.
— « D’abord, » ai-je commencé, « je veux que vous compreniez une chose : votre présence ici n’est pas de la charité. C’est un investissement. Vous n’êtes pas “la diversité” sur la photo du site. Vous êtes de futurs collègues. »
Je leur ai expliqué le fonctionnement :
– un vrai salaire,
– un mentor chacun,
– participation aux projets en cours,
– accès aux carnets d’Henri, même ceux des “ratés”.
Quand je leur ai montré ces fameux carnets, leurs yeux se sont arrondis.
— « On ne voit jamais ça à l’école, » a murmuré l’un d’eux. « On ne voit que les projets parfaits. »
— « Justement, » ai-je répondu. « Le mythe du génie qui transforme tout en or du premier coup est dangereux. Henri voulait que vous sachiez que le doute, les tâtonnements, les mauvaises idées font partie du métier. »
Le monde extérieur s’en mêle
Il n’a pas fallu longtemps pour que le Programme Delorme fasse parler de lui.
Un magazine d’architecture nous a consacrés un long article. Les photos montraient nos jeunes, penchés sur des maquettes, en réunion avec des chefs de projet, en visite d’un chantier.
Les réactions ont été enthousiastes… et parfois aigres.
Un directeur d’agence parisienne a publié une tribune acerbe :
« On se demande si ces prétendus “programmes d’ouverture” ne servent pas surtout d’image à des agences bien installées. Derrière les beaux discours, qu’en est-il des vraies responsabilités confiées à ces jeunes ? »
Thomas m’a apporté l’article, l’air contrarié.
— « Si on répond, on lui donne de l’importance. »
Je l’ai lu calmement, deux fois. Puis j’ai secoué la tête.
— « Ce n’est pas à lui que je veux répondre. C’est à tous les étudiants qui hésitent à tenter leur chance parce qu’ils se disent : “De toute façon, ce milieu n’est pas pour moi.” »
J’ai écrit ma propre tribune.
Je n’ai attaqué personne. J’ai raconté ma propre histoire.
Comment j’avais abandonné mon début de carrière pour un mariage où mon diplôme était considéré comme un “caprice mignon”.
Comment j’avais fini dans une voiture, avec pour seule richesse des carnets de croquis.
Comment, sans l’entêtement d’Henri, je ne serais jamais revenue.
Je concluais par :
« Le véritable privilège, ce n’est pas l’argent. C’est d’avoir autour de soi des gens qui disent : “Tu es capable.” Le Programme Delorme existe pour offrir au moins une fois cette phrase à ceux qui ne l’ont jamais entendue. »
L’article a circulé bien au-delà du petit monde des architectes. Des professeurs l’ont partagé avec leurs étudiants, des parents l’ont envoyé à leurs enfants. D’autres agences ont annoncé des programmes similaires.
Thomas m’a regardée, un soir, en rangeant les piles de courriels reçus.
— « Vous vous rendez compte que vous êtes en train de changer la façon dont on parle de ce métier ? »
— « Je fais juste ce qu’Henri aurait dû faire lui-même s’il avait eu vingt ans de moins, » ai-je plaisanté.
En réalité, je savais que je faisais quelque chose qu’il n’aurait peut-être jamais osé : parler des blessures autant que des plans.
Thomas, et tout ce que je craignais
Pendant ce temps, ma relation avec Thomas se tissait sans qu’on le décide vraiment.
Au début, il était ce collègue expérimenté qui me traduisait les codes de l’agence, m’expliquait les sous-entendus des réunions. Puis il est devenu celui avec qui je restais discuter après 20 h, un gobelet de soupe instantanée à la main, les pieds posés sur la table.
Un soir d’hiver, nous étions seuls dans le studio. La ville scintillait derrière les vitres. Les autres étaient partis depuis longtemps.
— « Pourquoi tu n’es jamais parti, toi ? » ai-je demandé.
Il m’a regardée, surpris.
— « Parti d’où ? »
— « De l’agence. Tu aurais pu monter ton propre bureau, signer en ton nom. »
Il a réfléchi un moment.
— « Parce que je ne voulais pas seulement des projets. Je voulais un lieu. Une maison. Avec une exigence, une mémoire, une histoire. Henri m’a offert ça. J’ai toujours su que je serais plus utile ici qu’en mettant mon nom en gros sur une porte. »
Il a hésité.
— « Et toi ? Pourquoi es-tu vraiment revenue ? Pour l’héritage ? Pour la revanche ? »
Je suis restée silencieuse un long moment.
Puis j’ai répondu :
— « Au début, pour survivre. J’étais épuisée de dormir dans une voiture. Je n’avais plus rien à moi. L’argent d’Henri, c’était un radeau. Mais très vite, ce n’est pas ça qui a compté. Quand j’ai vu le studio… quand j’ai lu ses carnets… j’ai compris que la vraie question n’était pas : “Combien je vais hériter ?”, mais : “Est-ce que je vais enfin devenir celle qu’il voyait déjà en moi ?” »
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