Le lendemain de ma première nuit dans le Sud, je me suis réveillée avec une certitude presque comique : pour la première fois de ma vie, je n’avais rien “organisé”. Pas d’agenda, pas de plan, pas de liste. Juste un frère qui se perdait, et moi qui essayais de le rattraper à mains nues.
À Paris, j’aurais appelé cela de l’improvisation. Ici, on appelait cela vivre.
À huit heures trente, j’étais déjà devant le portail de la résidence, l’horloge serrée contre moi comme une relique. L’air frais sentait les lavandes mouillées et le café qu’on préparait quelque part. J’avais l’impression d’arriver en retard à un rendez-vous vieux de vingt-cinq ans.
Dans le hall, l’infirmière de la veille m’a reconnue. Elle s’appelait Inès, elle devait avoir la trentaine, et ses yeux avaient cette douceur fatiguée de ceux qui portent des chagrins qui ne leur appartiennent pas.
— “Bonjour, Madame Claire. Il vous attend… enfin, il vous attend comme il peut.”
Cette phrase m’a fait sourire et grimacer en même temps. Je l’ai suivie jusqu’au jardin.
Marc était déjà dehors, assis au même endroit, sous le même olivier. Il portait un pull gris trop grand, et il regardait un point invisible au-dessus des buissons, comme s’il guettait une pluie qui n’arriverait pas.
Je me suis approchée doucement. J’avais appris la veille qu’avec lui, l’entrée en scène devait être légère, presque transparente.
— “Bonjour, Marc.”
Il a tourné la tête, et son visage s’est éclairé d’une politesse automatique.
— “Bonjour, Madame. Vous êtes de la famille ?”
Je n’ai pas corrigé. Je me suis assise. J’ai posé l’horloge entre nous, comme on poserait une troisième personne à table.
— “Oui,” ai-je répondu. “Je suis… quelqu’un qui te connaît depuis longtemps.”
Il a hoché la tête, satisfait de cette réponse vague, comme un enfant à qui on donne un bonbon pour qu’il ne pose plus de questions. Puis son regard est retombé sur l’horloge.
— “Elle fait du bruit.”
— “C’est le but,” ai-je dit. “Elle empêche le silence de gagner.”
Il a eu un petit rire, presque une toux. Et pendant quelques secondes, il a fermé les yeux, comme s’il écoutait une musique oubliée.
Tic. Tac.
Je me suis surprise à respirer au même rythme.
La journée s’est déroulée par petites scènes, comme un film dont les bobines auraient été mélangées. À dix heures, Inès a amené une tasse de tisane et m’a proposé de m’asseoir avec Marc pendant l’atelier peinture. Mon cœur a fait un bond absurde : la peinture, c’était lui. C’était “la bohème”, le Luberon, les toiles invendues, et moi qui jugeais.
Dans une salle claire, on avait disposé des feuilles, des pinceaux, des pots d’eau. Des personnes âgées peignaient en silence, certains avec une concentration enfantine, d’autres en fixant simplement le papier comme s’il allait leur répondre.
Marc a pris un pinceau sans conviction. Il a trempé dans le bleu, puis il a fait une ligne au hasard. Son poignet tremblait.
— “Je ne sais plus,” a-t-il murmuré, comme s’il s’excusait.
Je me suis penchée.
— “Tu sais encore. Pas comme avant, peut-être. Mais tu sais.”
Il a levé les yeux vers moi, et cette fois, il y avait quelque chose. Une lueur courte, fragile.
— “Vous… vous me parlez comme ma sœur.”
Cette phrase m’a traversée comme une lame douce. J’ai senti les larmes monter, mais je les ai retenues. Je n’avais pas le droit de pleurer sur lui comme si j’étais une héroïne. J’étais simplement quelqu’un qui essayait de réparer ce qu’il pouvait encore être réparé.
— “C’est possible,” ai-je dit. “Je m’entraîne.”
Il a souri. Et il a repris le pinceau.
Pendant une heure, il a peint des taches bleues et vertes qui ne ressemblaient à rien. Pourtant, à un moment, il a tracé une petite forme ronde, puis une autre, puis des points noirs au milieu.
Je me suis penchée davantage.
— “Qu’est-ce que c’est ?”
Il a plissé les yeux, comme si l’image lui échappait.
— “Un… un gâteau,” a-t-il répondu. “Ou un… je ne sais plus.”
Je l’ai regardé. J’ai compris.
— “Des yeux,” ai-je dit. “Des yeux qui regardent.”
Il m’a fixée, surpris, puis il a éclaté d’un rire sincère, un rire rare.
— “Oui ! Voilà. Des yeux.”
En fin de matinée, Inès m’a prise à part dans le couloir. Sa voix s’est faite plus basse, plus professionnelle.
— “Je dois vous dire quelque chose, Madame Claire. Marc… il est encore capable d’avoir des journées ‘bonnes’. Mais elles vont devenir plus rares. Et parfois, il peut être agité. La nuit surtout.”
— “Je peux rester,” ai-je répondu, sans réfléchir.
Elle a hésité.
— “Vous n’êtes pas obligée de…”
Je l’ai interrompue. Ma voix était calme, mais je sentais en moi une décision plus solide que toutes mes anciennes certitudes.
— “Si. Je suis obligée. Pas par devoir. Par choix.”
Elle m’a regardée longuement, comme si elle essayait de vérifier que ce n’était pas une impulsion de culpabilité. Puis elle a hoché la tête.
— “Alors on va faire les choses correctement. Mais sachez… ce ne sera pas toujours beau.”
J’ai eu un sourire triste.
— “J’ai passé vingt-cinq ans à faire ‘beau’. Je crois que je peux apprendre le vrai.”
L’après-midi, Marc a eu une absence. Une vraie, brutale. Il s’est mis à chercher quelque chose, à fouiller dans ses poches, à se lever, à s’asseoir, à se lever encore. Ses yeux se sont affolés.
— “Il faut que je parte. Maman m’attend. Elle va être en colère.”
Je me suis levée aussi, doucement. Mon premier réflexe, l’ancien réflexe, a voulu lui dire : “Calme-toi. Ce n’est pas rationnel.” Ce réflexe-là, je l’ai écrasé comme un mégot.
— “D’accord,” ai-je dit. “On va la rejoindre. Mais d’abord… on écoute l’horloge.”
J’ai remonté le mécanisme. J’ai attendu le carillon.
Tic. Tac.
Le son a rempli l’air. Et, miracle minuscule, ses épaules se sont abaissées. Il a regardé l’horloge, puis mon visage, puis l’horloge encore.
— “Elle est où, la cuisine ?” a-t-il demandé d’une voix perdue.
Mon cœur s’est serré, mais cette fois, je n’ai pas senti seulement la douleur. J’ai senti une porte s’entrouvrir.
— “Elle est là,” ai-je répondu, en touchant doucement sa main. “Entre nous.”
Il a fermé les yeux. Une larme a glissé sur sa joue sans qu’il s’en rende compte. Et j’ai compris que, parfois, la mémoire ne revient pas comme une image. Parfois, elle revient comme une sensation. Un rythme. Un bruit.
Le soir, en rentrant à ma chambre d’hôtes, j’ai ouvert mon téléphone. Il y avait des messages de Paris, des voisins, une amie qui me demandait si “tout allait bien”. J’ai aussi trouvé un courrier électronique de l’étude de mon défunt mari, une question administrative, froide, précise. J’ai regardé l’écran longtemps.
Et puis j’ai fait une chose que je n’aurais jamais imaginée : je n’ai pas répondu.
J’ai posé le téléphone. J’ai ouvert la fenêtre. La nuit du Sud avait des odeurs de terre et de feuilles. Et, dans ce silence-là, je n’étais pas seule.
Le troisième jour, j’ai demandé à Inès s’il existait un dossier, quelque chose que Marc avait laissé, des dessins, des notes. Elle m’a conduit dans une petite salle où l’on gardait les affaires personnelles. Une boîte en plastique, une chemise cartonnée.
— “Il a beaucoup parlé de vous, vous savez,” a-t-elle dit. “Surtout avant que… avant que ça s’accélère.”
J’ai pris la chemise. Mes mains tremblaient, ce qui m’a presque fait rire : moi, trembler, à soixante-quatorze ans, à cause d’une chemise en carton.
À l’intérieur, il y avait trois choses. Un carnet de croquis, presque vide. Un ticket de train vieux, froissé, daté de vingt-cinq ans. Et une lettre. Une vraie lettre, dans une enveloppe jaunie, jamais envoyée.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






