Là où tout se coupa, le poste Sud resta allumé.
Une vieille installation, raccrochée sur un circuit à part, qu’on n’avait jamais pris le temps de moderniser. Un vestige jugé inutile, laissé tel quel.
Sous la lumière blafarde d’un néon qui grésillait un peu, Claire se tenait debout, casque sur les oreilles, gilet fermé, fusil en bandoulière. Depuis la veille, elle avait reçu l’autorisation de tenir un poste armé, « par mesure de cohérence avec son expérience », avait dit le colonel.
Le petit bruit continu dans ses écouteurs devint un grésillement incompréhensible. Elle retira calmement l’oreillette, la posa sur la console.
Puis elle regarda devant elle.
Au début, il n’y avait rien. Juste la ligne sombre de la clôture, et, plus loin, une étendue de nuit.
Puis elle les vit.
Des ombres se détachèrent lentement à l’horizon. Une forme basse, presque sans bruit, qui sembla flotter un instant avant de disparaître. Puis quatre silhouettes qui se posèrent au sol, déjà en mouvement.
Pas de feux, pas de fanions, pas de signes distinctifs.
Trop silencieux pour des alliés. Trop organisés pour des voyageurs perdus.
Claire inspira profondément, comme on le fait avant de plonger dans l’eau froide.
Elle appuya sur le bouton d’alarme de son poste. Rien ne se produisit.
Le câble, quelque part, avait été aveuglé comme le reste.
Pas de renforts. Pas d’ordres. Pas de caméras.
Juste elle. Et eux.
Le premier homme atteignit la clôture et en découpa un morceau avec un geste rapide. Il fit un pas, pensa être invisible.
Le tir partit presque en même temps que son pied se posait à l’intérieur.
Un seul coup. Mesuré. Il s’effondra, projeté en arrière.
Les trois autres hésitèrent une seconde. Le temps de la surprise. L’instant où l’on comprend que le chemin ne sera pas si facile. C’était suffisant.
Claire se replia derrière un bloc de béton, la respiration régulière, le doigt posé sans trembler sur la détente. Ses mouvements n’avaient rien du garde de base formé à la hâte. Ils étaient précis, fluides, comme répétés des centaines de fois ailleurs, dans des lieux dont personne ici ne connaissait le nom.
Un des intrus lança un engin lumineux par-dessus la barrière.
Elle ferma les yeux, tourna la tête, compta mentalement. Un, deux, trois. La lumière blanche déchira la nuit, mais ne la trouva pas.
Quand elle se redressa, le deuxième intrus se croyait encore à l’abri. Deux tirs claquèrent, espacés, et il s’effondra. Le troisième toucha le sol en rampant, atteint à la jambe.
Le dernier chercha un angle d’approche, essayant de rejoindre un abri plus loin. Il ne savait pas qu’elle avait déjà quitté son poste fixe.
Elle avait appris, ailleurs, à se déplacer en silence. À devancer les trajectoires. À être là où on ne l’attend pas.
Il atteignit l’ombre d’une petite tour de surveillance, tendit la main pour se cacher derrière le pilier.
— À genoux, ordonna une voix derrière lui.
Il se figea. Tourna lentement la tête.
Elle était là, à quelques mètres, arme parfaitement stable.
Il essaya de lever la sienne. Il était trop lent.
Un tir bref mit fin au mouvement.
Quand les premiers véhicules du camp, réveillés en catastrophe, arrivèrent enfin au poste Sud, les rotors de l’hélicoptère inconnu s’étaient déjà perdus dans la nuit. La coupure de courant commençait à se résorber, comme un rideau qu’on remonte trop tard.
Ils s’arrêtèrent net en voyant la scène.
Quatre corps, alignés presque par hasard sur le sable, des armes inconnues éparpillées.
Et une seule femme debout, les épaules encore légèrement soulevées par l’effort, le regard clair.
Le colonel Dumas arriva parmi les premiers, arme de poing dégainée.
— Rapport, lança-t-il.
Claire se tourna vers lui.
— Coupure générale, mon colonel, dit-elle d’une voix encore plus calme que la sienne.
— Un appareil a largué une petite équipe juste à l’extérieur de la clôture. Ils ont profité de la panne pour tenter de passer par ici.
— Tous neutralisés. Aucun n’a franchi le portail.
— Seule ? demanda un sergent, sans pouvoir s’en empêcher.
Elle hocha la tête.
— Il n’y avait personne d’autre réveillé ici, répondit-elle simplement.
Le général Morel apparut quelques instants plus tard, l’air grave, accompagné d’un officier de renseignement.
Il regarda un moment les silhouettes au sol, puis le papillon qui ressortait maintenant très nettement sous la manche relevée de Claire, tachée de poussière.
— Ce tatouage, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour les autres, n’était pas un avertissement.
— C’était un sceau. Une promesse.
Personne ne répondit.
Les jours suivants, on apprit que le groupe qui avait attaqué n’appartenait à aucune unité connue, qu’il testait la réaction et les failles d’une base occidentale isolée. Ils avaient compté sur la nuit, la coupure, le hasard.
Ils étaient tombés sur le poste Sud. Sur la caporale-chef Martin.
Sur Lys 2.
On proposa à Claire des décorations, une promotion rapide, une nouvelle affectation. Elle accepta ce qu’elle ne pouvait pas refuser, par respect pour la hiérarchie, mais refusa le reste.
Ce qu’elle demanda, en revanche, sembla étrange à certains : rester au poste Sud.
— Là-bas, il ne se passe rien, lui fit remarquer un officier.
— Justement, répondit-elle. C’est ce que tout le monde croit.
Les habitudes changèrent.
Quand elle traversait la cour, certains se mettaient spontanément au garde-à-vous. Des jeunes recrues, qui n’étaient pas là la semaine précédente, murmuraient en la voyant :
— C’est elle.
— C’est Martin.
— C’est Lys 2.
L’affichette « MYTHO » disparut depuis longtemps. Personne n’avoua l’avoir retirée. Elle ne reparut jamais.
On ne riait plus du papillon.
On le saluait.
Et si vous demandiez aujourd’hui à quelqu’un sur la base ce que ce petit emblème signifie, personne ne vous parlerait d’un joli dessin ou d’un caprice de jeune soldate.
Ils vous diraient que ce tatouage ne marque pas seulement qui elle a été un jour, dans une vallée lointaine dont on ne raconte pas les détails.
Il marque surtout une chose : la personne qui reste debout quand tout le monde pense que plus personne ne tiendra.






