Trois coups dans le couloir : l’anniversaire de Cannelle a changé l’immeuble

Le lendemain matin, je me réveille avec la sensation étrange d’avoir rêvé toute la scène. La serviette sous la porte, les trois coups, le palier vide… et ce matelas gris posé près du radiateur comme un cadeau tombé du ciel. Je reste quelques secondes immobile, à écouter l’immeuble respirer, les tuyaux qui craquent, la pluie qui continue de grésiller contre les vitres.

Cannelle est là. Toujours là.

Elle dort sur son nouveau coussin, le museau posé de travers, les yeux mi-clos comme une vieille dame fatiguée après un long voyage. Quand je m’approche, sa queue tape une fois, doucement, contre le tissu, comme pour me dire : “Oui, je suis bien.”

Je n’ai pas honte de le dire : j’ai pleuré dans ma cuisine. Pas comme un enfant, non. Comme un homme de mon âge qui a tenu trop longtemps, et à qui on vient de retirer une pierre du cœur.

J’allais me faire un café quand j’entends du bruit sur le palier. Pas des pas qui filent, non. Des pas qui hésitent, qui reviennent, puis un raclement de gorge. Et enfin, un coup.

Un seul coup, mais fort.

Je reste figé avec ma tasse à la main. Je regarde la porte comme si elle allait parler. Puis je me rappelle ma propre lettre, celle que j’ai glissée sous la porte du dessus, avec mon “Frappez fort, je suis un peu sourd.”

Je traverse le couloir, j’enlève la chaîne, j’ouvre.

Il est là.

Le “jeune à capuche” n’a pas sa capuche, justement. Il a les cheveux mouillés, collés sur le front, une barbe de deux jours qui lui donne l’air plus vieux que je ne pensais. Il tient un petit sac en papier dans une main et, dans l’autre, un paquet de serviettes en tissu.

Il ne sourit pas. Mais ses yeux, eux, ont quelque chose de clair.

— Bonjour, Monsieur… euh… Dupont, c’est ça ?

Sa voix n’est pas insolente. Elle est simplement timide, un peu rauque, comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude de parler aux gens.

— Oui, c’est moi, dis-je. Entrez… enfin, si vous voulez.

Il fait un pas, puis s’arrête, comme s’il avait peur de déranger.

— Je voulais… répondre. Pour la bouteille. Et puis… voir si elle… si votre chienne va mieux.

Je m’efface pour le laisser passer. Il retire ses chaussures sur le paillasson sans que je lui demande, geste tout simple qui me serre la gorge plus sûrement qu’un discours.

Cannelle l’entend. Elle lève la tête, péniblement, mais sans anxiété. Elle renifle l’air, puis elle pousse un petit “ouff” et repose son museau sur le coussin.

— Oh… murmure le jeune. Elle est belle.

Je n’avais pas entendu quelqu’un dire ça depuis longtemps. “Belle.” Pas “pauvre bête” ou “ça sent le chien.” Juste “belle.”

Il tend le sac.

— J’ai pris… du fromage. Et du pain. Au cas où.

Je reste un moment sans bouger, comme si on venait de me donner quelque chose de rare. Puis je prends le sac avec des mains maladroites.

— Vous… vous vous appelez comment ?

Il hésite, comme si son prénom était un secret.

— Yacine, dit-il. Mais tout le monde m’appelle Yaz.

Yaz. Ça sonne court, simple, comme une poignée de main.

Je sors la bouteille de Bordeaux du buffet. Elle est poussiéreuse, presque triste. Je la pose sur la table, avec deux verres que je réserve d’habitude aux fêtes qui n’arrivent plus.

— Je ne sais pas si vous aimez vraiment le vin rouge, dis-je.

Il hausse les épaules, un peu gêné.

— Je ne m’y connais pas. Mais… ma mère aimait bien. Avant.

Je n’insiste pas. Il y a des “avant” qu’on respecte.

On s’assoit. La pluie fait son travail de novembre, cette pluie qui n’a pas de colère, seulement de la patience. L’appartement sent le café et un reste de viande grillée. Ça ne sent pas la misère. Ça sent la vie, comme hier soir.

— Vous bossez où ? je demande, pour ne pas laisser le silence nous écraser.

— Dans un magasin… de trucs pour la maison. Des matelas, des oreillers, des canapés. Je décharge, je range. Je ferme tard, parfois.

Je repense à la lettre, à cette phrase : “invendable parce que l’emballage est abîmé.” Il a vu la souffrance de Cannelle et il a pensé : “Moi, je peux aider.”

C’est ça, la vraie richesse.

— Et… votre mère ? j’ose.

Il tourne le verre entre ses doigts, sans boire.

— Elle est en foyer, pas loin. Alzheimer. Enfin… je crois. Ça change tous les mois. Elle ne me reconnaît pas toujours. Mais quand je lui parle d’un chien… elle sourit. Elle avait un setter, avant. Il s’appelait Paco. Elle l’aimait plus que la télé, plus que les gens.

Il dit ça sans se plaindre. Juste comme un constat. Comme on dit : “Il pleut.”

Je hoche la tête. Mon cœur comprend, même si ma bouche ne trouve pas les mots.

— Cannelle aussi, dis-je simplement. Elle m’a tenu debout quand… enfin, quand j’ai perdu ma femme. J’avais l’impression que l’appartement allait me manger, vous voyez ? Elle, au moins, respirait avec moi.

Yaz boit une gorgée. Il grimace un peu, pas habitué au vin, mais il ne fait pas le malin.

— Hier, j’ai eu peur que vous m’en vouliez, dit-il. Avec… la lettre. Je voulais pas que vous pensiez que je vous surveillais.

Je ris, un rire sec, presque honteux.

— Moi, j’ai pensé pire. Je vous imaginais venir me faire une scène, me menacer d’appeler le syndic. J’étais prêt à… à me mettre à genoux, vous savez. À supplier.

Il baisse les yeux, et sa voix se fait plus basse.

— J’ai grandi dans un endroit où on me regardait comme si j’avais déjà fait une bêtise, même quand je marchais juste. Alors… je parle pas trop. Ça évite les histoires.

Cette phrase me frappe comme une gifle douce. Je me revois dans l’escalier, moi aussi, le jugeant avec mes idées toutes faites, ma peur, mon âge, mon confort.

— On est bêtes, dis-je. On est tous bêtes, parfois.

On n’a pas besoin d’en dire plus. Le silence, cette fois, n’est pas un mur. C’est une couverture.

Au bout d’un moment, Cannelle gémit, un petit son court, pas de douleur, plutôt une demande. Je me lève, je m’agenouille près d’elle. Ses pattes arrière tremblent quand elle veut se repositionner.

Yaz se penche, sans s’imposer.

— Je peux… ?

Je lui fais oui de la tête. Il pose sa main sur le tissu du matelas, pas sur le chien d’abord. Il attend. Cannelle renifle ses doigts, puis elle pose son museau contre sa paume. Un geste minuscule, mais qui dit : “Je t’accepte.”

Yaz a les yeux brillants. Il détourne la tête, comme si ça l’énervait que son cœur le trahisse.

— Elle a mal, hein ? dit-il.

Je soupire.

— Le vétérinaire a donné des cachets. Ça aide, mais… vous savez. On ne rajeunit pas.

Je prononce ces mots, et c’est comme si je me les disais à moi-même. La vérité, c’est que je sais. Je sais que chaque bonne nuit est un cadeau. Je sais que je compte les respirations comme on compte les pièces dans une poche.

Deux jours passent ainsi, étrangement lumineux malgré la pluie. Yaz repasse le soir, pas toujours, mais souvent. Parfois dix minutes seulement, juste pour dire bonjour à Cannelle et me demander si j’ai besoin de quelque chose. Il ne “s’incruste” pas. Il se présente comme une présence.

Et puis, le troisième jour, une lettre arrive dans ma boîte. Une enveloppe officielle, logo du syndic. Mes doigts se crispent avant même de l’ouvrir.

“Suite à des signalements concernant des nuisances sonores nocturnes…”

Je m’assois. Mon cœur devient une pierre.

Cannelle dort, paisible, sur son matelas. Elle ne sait rien des mots, des règlements, des gens qui confondent la plainte d’un vieux chien avec une attaque personnelle.

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