Quand Yaz arrive le soir, je lui tends la lettre sans parler. Il lit vite, le front plissé.
— C’est qui qui a fait ça ? demande-t-il.
— Je ne sais pas. Quelqu’un. Un voisin. Peut-être plusieurs. Ils ne mettent jamais leur nom.
Il serre les dents. Je m’attends à une colère, à un “de toute façon ils sont tous…” Mais il respire et se calme. Il a appris, lui, à ne pas brûler pour rien.
— Vous avez répondu au syndic, déjà ? dit-il.
— Non. Je… je ne sais pas quoi écrire. J’ai l’impression d’être coupable.
Il relève la tête.
— Vous êtes pas coupable. Votre chienne souffre, c’est tout. Et puis… on peut répondre ensemble.
“Ensemble.” Ce mot-là, je ne l’avais plus entendu pour moi depuis longtemps.
On s’installe à mon secrétaire, celui où j’ai écrit ma lettre au “jeune homme.” Yaz sort un stylo de sa poche, un peu mâchouillé. Moi, je prends ma plume. Ça me fait sourire : deux générations, deux écritures, même combat.
— On va rester simple, dit Yaz. Respectueux. Mais clair.
Il dicte presque, et moi j’écris, en arrangeant les phrases comme un vieux qui aime encore la politesse.
Nous expliquons l’âge de Cannelle, les soins, le matelas orthopédique, les médicaments. Nous promettons de faire attention, de mettre une couverture sous le coussin, de limiter les bruits. Nous proposons même, avec une ironie douce, “des bouchons d’oreille” si nécessaire.
Et puis Yaz ajoute une phrase, lui, sans me demander, que je recopie.
“Dans un immeuble, on entend parfois la vie des autres. Ça ne devrait pas être une guerre.”
Quand on relit, j’ai la gorge serrée. Ce garçon, qu’on traite de voyou dans la tête des gens, vient de résumer ce que je n’ai jamais su dire.
Le lendemain, je glisse la lettre au syndic. Je tremble un peu moins.
Le soir même, on frappe à ma porte. Trois coups, nets. Mon cœur s’affole par réflexe, mais je respire. Cette fois, je sais que trois coups ne sont pas forcément une menace.
J’ouvre.
C’est une femme d’une cinquantaine d’années, manteau beige, cheveux attachés, regard fatigué mais pas dur. Je la reconnais : la voisine du premier, celle qui passe vite et qui évite les yeux.
— Bonsoir, Monsieur Dupont, dit-elle. Je… excusez-moi de vous déranger.
Je m’écarte. Elle n’entre pas, elle reste sur le seuil comme si le palier était son terrain neutre.
— J’ai entendu parler de votre chienne… Enfin, j’ai entendu… la nuit. Je… j’ai peut-être été celle qui a appelé le syndic.
La phrase tombe comme une assiette.
Elle baisse la tête, honteuse.
— Je suis infirmière. Je fais des nuits. Quand je rentre, je suis à bout. Et… j’ai pensé à moi. Pas à vous. Pas à elle.
Je pourrais me fâcher. Je pourrais lui dire que c’est cruel. Mais je vois ses mains, légèrement tremblantes, comme les miennes l’autre soir. Je vois une fatigue qui ressemble à la mienne.
— Entrez, dis-je.
Elle sursaute, comme si elle ne s’attendait pas à ça. Elle fait un pas, et ses yeux tombent sur Cannelle, sur le matelas, sur ce museau blanc qui dort.
Son visage se défait.
— Mon père avait un chien comme ça, murmure-t-elle. Quand j’étais petite. Il est mort quand j’avais dix ans. J’ai… j’ai encore son collier, je crois.
Elle inspire, puis relève la tête.
— Je voulais vous dire… je suis désolée. Et si vous avez besoin… pour les médicaments, ou… je ne sais pas… je peux aider. Et, pour le syndic, s’il faut quelqu’un qui témoigne que vous faites attention… je le ferai.
Je sens quelque chose bouger dans l’immeuble. Pas dans les murs. Dans l’air.
On parle dix minutes, pas plus. Elle s’appelle Madame Giraud. Elle repart avec une gêne moins lourde dans les épaules.
Quand la porte se referme, je reste là, la main sur la poignée, comme un idiot heureux.
Yaz arrive plus tard. Je lui raconte. Il sourit, un vrai sourire cette fois, et il lâche :
— Vous voyez. Ça contamine, la gentillesse.
La semaine suivante, il fait plus froid. La pluie devient plus fine encore, comme si elle se cassait en morceaux. Cannelle a des jours avec, des jours sans. Mais sur son matelas, elle gémit moins. Elle mange un peu mieux. Elle se lève parfois, avec mon aide et celle de Yaz, pour faire quelques pas jusqu’au couloir.
Un soir, je trouve devant ma porte un petit sachet, sans mot, avec deux compresses chauffantes et une boîte de biscuits pour chiens. Pas de signature. Juste un ruban.
Je ris tout seul, dans mon couloir.
À Noël, il neige un peu. Pas assez pour blanchir la ville, juste assez pour la rendre silencieuse. Je n’ai pas de famille qui vient. Yaz non plus. Madame Giraud travaille.
Alors on fait simple.
Je mets trois assiettes, même si l’une restera presque vide. J’ouvre une autre bouteille, pas du grand cru, juste un vin honnête. Yaz apporte une bûche du magasin, “invendable” parce qu’elle a une petite fissure sur le glaçage.
Cannelle est là, sur son matelas près du radiateur, enveloppée dans une couverture que Madame Giraud a déposée “par hasard” l’après-midi. Elle nous regarde, les yeux voilés, mais le cœur intact. Sa queue bat doucement, comme un métronome.
On trinque.
— À Cannelle, dis-je.
— À Cannelle, répond Yaz.
— Et… à l’immeuble, ajoute Madame Giraud, rentrée plus tôt finalement, encore en uniforme, les joues rouges de froid.
On mange, on parle, on rit parfois. Pas fort, pas comme dans les films. Mais assez pour que les murs, ceux qui avaient l’habitude d’entendre des disputes ou du silence, entendent autre chose.
À minuit, Yaz se lève et s’approche de Cannelle. Il s’accroupit, lui caresse doucement l’oreille.
— Merci, souffle-t-il. Je sais pas si tu comprends, mais… merci.
Je ne sais pas non plus si Cannelle comprend. Mais elle ferme les yeux, et elle soupire, le même soupir que le soir du matelas, celui qui dit : “Je suis en sécurité.”
Plus tard, quand la neige cesse et que la pluie revient, je me dis quelque chose de tout bête : l’hiver sera peut-être dur, oui. Pour elle. Pour moi. Pour tous.
Mais je ne suis plus seul derrière ma porte.
Et dans notre vieille ville froide, sous les réverbères qui se reflètent sur les pavés mouillés, il y a désormais, quelque part au troisième étage, un garçon qui frappe fort parce qu’il sait que je suis un peu sourd. Il y a une infirmière au premier qui n’a plus honte d’avoir un cœur fatigué. Et il y a une vieille chienne, couchée sur un matelas gris, qui a réussi, sans le vouloir, à nous rappeler ce qu’on oublie trop vite.
Que l’amour ne fait pas de bruit.
Il frappe simplement, trois coups, nets, décisifs, à la porte de quelqu’un… et il attend qu’on ouvre.






