Un ancien pompier traverse une tempête de neige avec un bébé oublié sous sa parka pour un dernier espoir

À soixante et onze ans, Marcel pensait avoir tout vu : les incendies d’immeubles, les accidents de nuit sur l’autoroute, les cris qu’on n’oublie jamais. Trente-cinq ans comme pompier de Paris, puis encore des années comme bénévole en protection civile.
Mais rien ne l’avait préparé au petit mot épinglé sur la couverture de ce bébé trouvé dans les toilettes glaciales d’une aire d’autoroute.

« Elle s’appelle Léa. Je n’ai pas l’argent pour ses médicaments. Sauvez-la, je vous en supplie. »

Les néons tremblaient, la pièce sentait le désinfectant bon marché et le froid montait des carreaux. Le bébé avait la peau marbrée, les lèvres bleuies.

Dehors, une tempête de neige comme on n’en voyait plus depuis des décennies bloquait tout le plateau auvergnat. Les voitures s’entassaient sur la nationale, les camions étaient immobilisés, les gendarmes fermaient les accès un par un.

Marcel avait appelé le 15, bien sûr. Le médecin régulateur était resté calme, presque trop.

— Hélicoptère impossible, monsieur. Visibilité nulle, vents violents. On envoie un SMUR dès que la route est praticable. Tenez-la au chaud, surveillez sa respiration.

Sur le minuscule poignet du bébé, un bracelet médical en plastique. Marcel avait plissé les yeux pour lire, ses lunettes embuées par la vapeur de son souffle.

« Cardiopathie congénitale sévère. Intervention indispensable sous 72 h. »

Elle était née avec un cœur à moitié formé. Quelqu’un l’avait déposée là, dans ces toilettes d’aire d’autoroute oubliée, incapable de supporter l’idée de la voir mourir faute de soin… et incapable de payer pour la sauver.

Marcel l’avait serrée contre lui, sous sa vieille parka orange délavée de pompier à la retraite. Il sentait son cœur minuscule cogner de travers, irrégulier, obstiné pourtant.

— Tiens bon, petite, avait-il murmuré. Tant que ça bat, on se bat.

Le centre hospitalier local avait une pédiatrie, mais pas de chirurgie cardiaque pour les tout-petits. Le médecin au téléphone avait été clair :

— Le seul service de chirurgie cardiaque pédiatrique de la région capable de l’opérer rapidement, c’est à Valmont.
Valmont, de l’autre côté du massif, quatre cents kilomètres plus loin.
— Dans ces conditions, monsieur, on ne peut pas la transporter par la route avant demain matin au mieux.

« Demain », s’était répété Marcel en regardant le bracelet.
72 heures.
Combien en restait-il déjà ?

Ce qu’il décida ensuite, personne ne l’aurait conseillé. C’était insensé, peut-être illégal. Mais pour lui, c’était simple : soit il essayait, soit il restait là à regarder mourir un bébé abandonné dans des toilettes.

Il se pencha sur le couffin en plastique où l’agent d’entretien l’avait posée en attendant les secours.
— On ne t’abandonnera pas une deuxième fois, d’accord ?

Puis il l’enroula dans deux couvertures, glissa le mot dans sa poche, serra le petit corps contre sa poitrine sous sa parka, ferma sa fermeture éclair jusqu’au menton.

Il sortit sur le parking balayé par le vent, ses bottes crissant sur la neige compactée, et se dirigea vers sa moto, une grosse routière grise qui avait déjà beaucoup trop de kilomètres.

Il savait que c’était de la folie. Mais il avait déjà vu ce que le temps faisait à un cœur malade. Il avait déjà manqué un dernier battement, autrefois.

Il ne le supporterait pas une deuxième fois.


Je faisais le plein sur la même aire, un soir de décembre, quand j’ai entendu le grondement reconnaissable entre mille du moteur de Marcel.
Moi, c’est Patrick, ancien chauffeur de car, motard du dimanche devenu motard de tous les jours depuis ma retraite. J’avais rangé ma moto à l’abri et je m’apprêtais à m’enfermer dans ma fourgonnette pour attendre que la neige se calme.

Personne de sensé ne roulait ce soir-là. Le vent arrachait les panneaux publicitaires, la neige tombait à l’horizontale, le thermomètre affichait –12, et encore, à l’abri de la station.

Marcel a glissé jusqu’à la pompe, la visière couverte de givre. J’ai d’abord cru qu’il avait grossi. Puis j’ai vu le renflement étrange sous sa parka, sa main posée dessus comme un bouclier.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques, toi ?! ai-je lancé en m’approchant. Tu veux te tuer ou quoi ?

Il a levé la tête, et j’ai entendu quelque chose dans sa voix qu’il n’avait plus depuis longtemps : une urgence presque paniquée.

— Pas le temps, Patrick. J’ai besoin de toi. Il faut que tu m’aides à prévenir tout le monde sur la route jusqu’à Valmont. Stations-service, cafés routiers, associations de motards que tu connais… Il me faut du lait en poudre, des couches, de quoi la réchauffer. Tout ce qu’ils peuvent donner.

Avant que je ne comprenne, il a entrouvert sa parka. Et là, je l’ai vue.

La plus petite chose que j’aie jamais vue. Un tout petit visage froissé, des cheveux noirs collés au front, une bouche qui cherchait l’air plus qu’elle ne respirait.

Sa peau n’était plus bleue, mais d’une pâleur inquiétante. Sa respiration était trop rapide, trop superficielle.

— Je l’ai trouvée dans les toilettes, m’a expliqué Marcel en remplissant le réservoir d’une main, l’autre toujours plaquée contre la petite. Abandonnée. Cardiopathie congénitale, il faut l’opérer vite. Ici, ils ne peuvent pas. À Valmont, oui. Mais personne ne bouge avant demain. Elle, demain, elle ne l’aura peut-être pas.

— Marcel, t’es pas sérieux, ai-je protesté. Tu ne peux pas traverser le massif dans cet état de route. Tu vas y rester.

— Alors j’y resterai, a-t-il répondu simplement. Mais elle ne mourra pas seule, sur un carrelage glacé, comme un déchet.

J’ai su à ce moment-là qu’il avait déjà décidé. Et quand Marcel a décidé, ce n’est pas une tempête qui le fait changer d’avis.

— Tu pars seul ? ai-je demandé.

Il m’a lancé un regard qui disait à la fois « ne viens pas » et « ne me laisse pas ».
— À moins que… tu aies envie de te geler avec moi ?

J’ai jeté un coup d’œil à ma fourgonnette, déjà tiède, où m’attendaient un sandwich et un thermos de café. Puis à ce petit visage blotti contre le torse de Marcel, le souffle saccadé comme un oisillon tombé du nid.

— Donne-moi cinq minutes, ai-je dit. Je vais chercher ma moto.

Marcel a fermé les yeux une seconde.
— Tu n’es pas obligé, Patrick.

— Si, justement. Quand on a passé quarante ans à répéter aux autres qu’on ne laisse personne derrière, on essaie de le faire pour de vrai au moins une fois, non ?

En moins de dix minutes, le gérant de la station avait prévenu les autres aires par téléphone, les routiers sur le parking avaient sorti leurs radios, et un ami à moi, collé devant son ordinateur dans un village voisin, avait commencé à publier des messages sur les réseaux des motards et des habitants du coin.

« Urgent : un ancien pompier roule en ce moment vers Valmont avec un bébé gravement malade trouvé dans des toilettes d’aire d’autoroute. Tempête de neige, routes à moitié fermées. Ils ont besoin de relais, de couverture, de lait, de tout. »

Quand nous avons quitté l’aire, nous n’étions que deux motos. Mais très vite, nous n’avons plus été seuls.

— Vous êtes complètement fous, a grommelé un routier en nous regardant enfiler nos gants et fixer nos casques. Vous allez vous faire tuer, les vieux.

Marcel a resserré sa parka sur le bébé.
— Peut-être, a-t-il répondu. Mais elle, elle ne mourra pas seule et oubliée.


Les cinquante premiers kilomètres ont été les pires de ma vie de motard. Le vent nous repoussait vers la glissière comme une main invisible. La neige s’accrochait à nos visières, gelait en couches opaques. On roulait à trente à l’heure, parfois moins, les pneus cherchant désespérément de l’adhérence sur la chaussée blanchie.

Je ne sentais plus mes doigts. J’avais l’impression que ma poitrine se comprimait à chaque rafale. Mais devant moi, la silhouette de Marcel restait imperturbable. Il roulait droit, les épaules voûtées pour protéger le minuscule corps contre lui, une main sur le guidon, l’autre plaquée sur la petite.

Tous les vingt kilomètres, il s’arrêtait sur le bas-côté une minute, pas plus. On se rangeait derrière un talus, abrité tant bien que mal du vent.
Il entrouvrait sa parka, vérifiait la respiration de la petite, posait ses lèvres ridées près de son front.

— Tiens bon, Léa, murmurait-il à chaque fois. On y va. Tu ne lâches pas, hein ?

À la première aire suivante, un petit « Relais du Plateau » que je connaissais à peine, la porte coulissante s’est ouverte avant même que nous ne coupions les moteurs. Une femme aux cheveux blancs et au tablier fleuri nous faisait de grands signes.

— Entrez vite ! J’ai monté le chauffage à fond !

Elle s’appelait Josette, tenait la station avec son mari malade. Elle avait lu le message sur un groupe local, puis les gendarmes du coin l’avaient appelée pour confirmer.

En quelques minutes, elle avait préparé des biberons, sorti des couvertures, retrouvé une petite bouteille d’oxygène que son mari utilisait parfois.

Marcel s’est installé dans un coin, la petite contre son torse, et Josette lui a tendu un biberon.
Léa a tété faiblement, mais elle a tété. Un fil rouge de vie.

— Pourquoi vous faites ça ? a demandé Josette en nous regardant l’un après l’autre. Vous ne la connaissez même pas. Ce n’est pas votre petite-fille.

Marcel a levé les yeux, et j’ai vu que ses cils étaient collés par des cristaux de glace, mais qu’il y avait autre chose dessous.

— Parce que j’en ai déjà eu une, de petite fille, a-t-il dit d’une voix rauque. Elle est née avec un problème au cœur, elle aussi. À l’époque, on n’avait pas ces opérations-là partout. J’étais de garde, en intervention sur un feu d’immeuble, quand ma femme m’a appelé… Je n’étais pas là quand elle est partie.

Il a marqué une pause, incapable de continuer pendant quelques secondes.
— Elle s’appelait Sarah. Je n’ai pas pu la sauver. Alors peut-être que sauver Léa, ce soir, c’est la seule chose que je peux encore faire de vraiment juste.

Tout est devenu clair pour moi à cet instant. Ce n’était pas seulement une histoire de courage. C’était une histoire de réparation.

Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬

Scroll to Top