Un Croissant pour Rester : Bastien, la Dépression, et Madame Cottin

À 8h00, mon écharpe était nouée à la perfection. À 8h30, je lançais un “Bonjour, ça va ?” enjoué à la boulangère en prenant mon café. Personne ne pouvait se douter que, derrière ce sourire de façade, j’avais déjà rendu les armes.

La dépression, ce n’est pas ce qu’on voit dans les films d’auteur un peu sombres. Ce n’est pas forcément rester au lit dans le noir à écouter des chansons tristes. Pas pour les gens comme moi. En France, où l’on doit toujours “faire aller”, la dépression est un art de la dissimulation.

Je m’appelle Bastien. 35 ans. Cadre moyen. Mon appartement a du parquet ancien et des moulures, ma vie a l’air d’une publicité pour une assurance-vie. Mais la vérité ? Je suis un acteur épuisé qui joue une pièce qu’il déteste, soir après soir.

C’est un poison lent, invisible. Il ne vous tue pas d’un coup. Il vous grignote. D’abord, il vous vole le goût du vin le samedi soir. Puis l’envie de répondre aux SMS des amis. Et enfin, l’espoir que le ciel gris de décembre finira par s’éclaircir. On fonctionne. On se lève, on prend le tramway, on sourit aux collègues. On répond l’éternel : “Ça va, et toi ?”. Alors qu’à l’intérieur, c’est un hurlement silencieux, une tempête qui ne s’arrête jamais.

Ce mardi de décembre, sous la pluie battante qui noyait la ville, j’ai décidé que j’en avais assez. Pas envie de mourir, non. Juste une envie furieuse que le bruit cesse. Que cette comédie du “je vais bien” s’arrête.

Je suis rentré tôt. Mon appartement était impeccable. J’avais rangé mes papiers, payé mes impôts, résilié mes abonnements. C’est le piège de cette maladie : elle vous fait croire que vous êtes un fardeau, que disparaître est le plus beau cadeau que vous puissiez faire à vos proches.

Je me suis planté devant ma Monstera. Une plante magnifique que j’avais sauvée d’une jardinerie il y a cinq ans. C’était la seule vie qui restait ici. Je ne pouvais pas la laisser faner quand je… serais parti.

J’ai pris le pot, lourd comme ma conscience, et je suis descendu au premier. Chez Madame Cottin.

Madame Cottin est la mémoire de notre immeuble. Une veuve de 70 ans, toujours élégante avec ses gilets en laine et son parfum de lavande discret. Le genre de dame qui vous vouvoie même après dix ans de voisinage, par respect, mais qui remarque si vous avez l’air fatigué.

J’ai sonné. Je ne ressentais rien. Juste du vide. La porte s’est entrouverte. Elle était là, ses lunettes au bout du nez, un livre à la main.

« Monsieur Bastien ? Il y a un souci avec le syndic ? »

J’ai plaqué mon masque social sur mon visage. Le sourire numéro 4 : Poli et pressé. « Bonsoir Madame Cottin. Excusez-moi de vous déranger à cette heure. Je… je dois partir. Une mission professionnelle. À l’étranger. Pour très longtemps. Je ne sais pas quand je reviendrai. » Le mensonge a glissé tout seul, lisse comme un galet. « Je voulais vous confier ma plante. Elle a besoin de lumière et je sais que vous avez la main verte. Vos bégonias sont superbes. »

Je lui ai tendu le pot, prêt à fuir. Prêt à tout lâcher.

Madame Cottin n’a pas pris la plante. Elle est restataée immobile sur le pas de sa porte. Son regard, d’habitude si doux, s’est durci. Elle m’a scruté, comme si elle cherchait une fissure sur un vase en porcelaine.

« Une mission à l’étranger… » a-t-elle répété doucement. « Oui. Départ demain à l’aube. » Je voulais qu’elle prenne ce maudit pot.

« Vous me racontez des salades », a-t-elle lâché.

J’ai sursauté. C’était la première fois qu’elle me parlait sans détour. « Pardon ? Non, je vous assure, le billet est pris… »

« Arrêtez », m’a-t-elle coupé. Sa voix était calme, mais impérieuse. « Vous avez le même regard que mon Henri, deux mois après sa retraite. Vous êtes là, bien coiffé, propre sur vous, mais vous avez l’air d’un homme qui se noie debout. »

La boule dans ma gorge, celle que j’avalais depuis des mois, est remontée d’un coup. J’ai senti mes yeux piquer.

« Entrez », a-t-elle ordonné. Elle s’est effacée pour me laisser passer.

« Je ne peux pas, je dois faire ma valise… »

« Entrez. Posez cette plante et asseyez-vous. On va boire une tisane. »

Je suis entré. Pourquoi ? Peut-être parce que, dans ce pays de liberté, on cherche parfois désespérément quelqu’un pour nous dire quoi faire quand on est perdu.

Sa cuisine sentait la soupe de légumes et la cire d’abeille. Une ambiance rassurante, intemporelle. Elle a servi deux tasses de verveine fumante. Nous nous sommes assis face à face, loin du tumulte de la ville.

« Vous savez », a-t-elle commencé en fixant sa tasse. « Quand Henri est parti, tout le monde me disait : “Il faut être courageuse, le temps guérit tout”. Des bêtises. Le temps ne guérit rien si on reste seul. »

Elle a levé les yeux vers moi. J’y ai vu une compassion immense. « Je passais mes journées à faire le ménage, à sortir, à faire bonne figure à la boulangerie. Mais le soir, je voulais juste m’éteindre comme une bougie. J’étais usée, Bastien. Usée de faire semblant. »

Je fixais la nappe à carreaux. Mes mains tremblaient. La digue cédait. Ici, dans cette cuisine modeste, mon costume de cadre dynamique ne servait plus à rien.

« On croit qu’on est inutile », a-t-elle continué doucement. « Qu’on est un poids pour les autres. Mais c’est la maladie qui vous murmure ça. Ce n’est pas vous. »

Elle a posé sa main sur la mienne. Une main parcheminée mais chaude. « Ce n’est pas une honte de tomber. Mais c’est interdit de ne pas essayer de se relever. Vous croyez être faible ? Regardez-vous. Vous luttez chaque jour contre une ombre invisible et vous tenez encore debout. C’est ça, la vraie force. »

Et là, j’ai craqué. Pas des larmes de cinéma. Des sanglots laids, étouffés, ceux qu’on retient depuis l’enfance. J’ai pleuré la fatigue, le masque, la solitude au milieu de la foule. Pour la première fois, je n’avais pas besoin de “gérer”. J’avais le droit d’être brisé.

Nous sommes restés là une heure. Elle ne m’a pas fait la morale. Elle m’a juste écouté respirer. Avant que je parte, elle m’a fait promettre de revenir le lendemain matin chercher des croissants pour nous deux.

« La plante remonte avec vous », m’a-t-elle dit sur le palier, retrouvant son ton de voisine vigilante. « Elle ferait tache avec ma déco. Et c’est votre responsabilité. Si je vois une feuille jaunir, je monte sonner chez vous, c’est compris ? »

Je me suis retrouvé dans l’escalier froid, mon pot lourd dans les bras. Le poids sur ma poitrine n’avait pas disparu par magie. La dépression ne s’envole pas avec une tisane. Mais quelque chose avait changé.

Quelqu’un m’avait vu. Vraiment vu. Et j’étais encore là.

Je suis rentré chez moi. Je n’ai pas fait de valise. J’ai remis la Monstera à sa place, près de la fenêtre. Puis j’ai fait le truc le plus courageux de ma décennie : j’ai mis mon pyjama, et j’ai réglé mon réveil sur 7h30.

Pas parce que la vie était devenue rose. Mais parce que je savais que Madame Cottin m’attendait pour les croissants.

À tous ceux qui sourient le jour et s’effondrent la nuit : vous n’êtes pas seuls. Vous n’êtes pas “trop”. Le vrai courage, ce n’est pas de ne jamais avoir peur. C’est cette petite voix, à la fin de la journée, qui murmure malgré tout : « On essaiera encore demain. »

Tenez bon. Le monde est moins gris avec vous dedans.

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