À 7h30, le réveil a sonné comme une gifle douce. Je l’ai éteint du bout des doigts, le cœur battant, avec cette pensée absurde : je n’ai pas le droit de rester couché, quelqu’un m’attend. Dans le salon, la Monstera se découpait en ombre contre la fenêtre, immobile, comme un témoin silencieux de ma nuit.
Je me suis levé en pyjama, sans héroïsme, juste parce que mes jambes ont obéi. Dans la salle de bain, mon visage avait l’air d’un brouillon : les yeux gonflés, la peau terne, la bouche crispée. Et pourtant, j’ai noué mon écharpe comme la veille, par réflexe, par habitude, par ce vieux mensonge français : tout est sous contrôle.
Dehors, l’air sentait l’hiver mouillé et le bitume froid. Les trottoirs brillaient sous une pluie fine, et les gens marchaient vite, la tête basse, comme si la ville entière avait honte de sa tristesse. Moi, j’avançais au ralenti, en me répétant : juste des croissants, Bastien, juste ça.
La boulangerie était déjà pleine, avec ce mélange de chaleur et de vapeur qui rend les matins presque supportables. La boulangère m’a lancé son « Bonjour » automatique, celui qui n’attend pas de réponse réelle. J’ai commandé deux croissants, et ma voix a tremblé au moment de dire « deux », comme si ce chiffre avait un poids.
Quand je suis ressorti, le sac en papier tiède dans la main, une chose s’est faufilée dans ma poitrine. Pas de la joie, non. Plutôt une microfissure dans le béton du désespoir, un espace si minuscule qu’il aurait pu passer pour rien.
Madame Cottin avait entrouvert sa porte avant même que je sonne. Elle devait écouter dans l’entrée, comme ces vieilles dames qui connaissent les bruits de l’immeuble mieux que le facteur. Elle portait un gilet en laine beige, impeccablement boutonné, et son parfum de lavande flottait jusque sur le palier.
« Ah. Vous voilà », a-t-elle dit, comme si j’avais simplement été en retard à un rendez-vous de coiffeur.
« J’ai… j’ai pris ceux du four », ai-je répondu en tendant le sac, ridicule avec mes mots de cadre en panne.
Elle a attrapé le sac sans un merci, pas par impolitesse, mais parce que ce n’était pas l’essentiel. Ses yeux m’ont cherché, pas mon sourire, et j’ai senti mon masque se fendre avant même de parler.
« Entrez. Et aujourd’hui, on ne raconte pas d’histoires », a-t-elle ajouté, en s’écartant.
Dans sa cuisine, la lumière était jaune et rassurante. La tasse de verveine de la veille semblait déjà m’attendre, comme si elle avait gardé mon empreinte sur la table. Madame Cottin a posé une assiette, a coupé les croissants, et a fait un geste de la main : assis.
Je me suis assis, docile, comme un enfant qui a enfin cessé de faire semblant d’être grand. Le silence entre nous n’était pas lourd, il était plein. Elle a croqué dans son croissant, tranquillement, puis elle a essuyé ses doigts avec une précision presque militaire.
« Maintenant, vous allez me dire la vérité », a-t-elle annoncé.
J’ai regardé la nappe à carreaux, comme si les carrés pouvaient me donner une réponse. Les mots sont sortis tout seuls, pas élégants, pas contrôlés.
« Hier… je n’allais pas partir à l’étranger. Je… je voulais arrêter. Je voulais que ça s’arrête. »
Elle n’a pas sursauté. Elle n’a pas posé sa main sur sa bouche. Elle a juste hoché la tête, doucement, comme si je venais enfin d’appeler une chose par son nom.
« Je sais », a-t-elle dit.
Ce « je sais » m’a fait plus mal que n’importe quel reproche. Parce qu’il contenait une vérité terrible : j’étais lisible. Mon naufrage se voyait.
« Et aujourd’hui ? » a-t-elle demandé.
J’ai ouvert la bouche, et rien n’est venu. Parce que le problème, c’est qu’on ne se réveille pas guéri parce qu’on a pleuré dans une cuisine. On se réveille avec la même tempête, juste un peu moins seul.
« Aujourd’hui, je ne sais pas », ai-je fini par souffler. « Je suis là. C’est tout ce que je peux promettre. »
Madame Cottin a pris une gorgée de tisane, puis elle a posé sa tasse avec une décision nette.
« C’est suffisant pour commencer », a-t-elle dit. « Et maintenant, on va faire quelque chose de très simple. Vous allez appeler votre médecin. »
J’ai eu un rire nerveux, sec. Le mot « médecin » m’a donné l’impression d’être un imposteur, comme si j’allais voler du temps à des gens vraiment malades.
« Je ne vais pas… je ne vais pas déranger pour ça », ai-je protesté. « Je suis juste fatigué, c’est… c’est l’hiver, le travail— »
« Bastien », m’a-t-elle coupé, sans élever la voix. « La fatigue, c’est quand on dort. Là, vous êtes en train de vous éteindre. Et ça, ça se soigne. »
Elle a prononcé se soigne comme on dit se répare. Pas comme une promesse magique, mais comme un fait. Et moi, face à ce calme, j’ai senti ma résistance se ratatiner.
« Je n’y arriverai pas », ai-je murmuré.
Madame Cottin a poussé le téléphone fixe vers moi. Un téléphone de vieille dame, avec de gros boutons, comme si la technologie avait décidé d’être bienveillante.
« Si. Vous allez le faire. Et si vous bafouillez, je serai là. »
J’ai composé le numéro du cabinet avec des doigts qui tremblaient. Quand la secrétaire a répondu, j’ai failli raccrocher. Puis j’ai entendu Madame Cottin bouger sa tasse, derrière moi, et ce bruit minuscule m’a ancré.
« Bonjour… oui… je voudrais un rendez-vous avec le docteur. C’est… c’est urgent », ai-je dit, et ma voix s’est cassée sur le mot urgent.
On m’a donné un créneau le jour même, en fin de matinée. Quand j’ai raccroché, j’ai eu envie de pleurer de soulagement et de panique en même temps. Un rendez-vous, c’était réel. Ça voulait dire que je ne pouvais plus faire semblant que tout irait mieux « tout seul ».
Madame Cottin a repris son croissant comme si de rien n’était.
« Très bien. Et ensuite, on appellera votre travail », a-t-elle ajouté.
Là, j’ai relevé la tête, affolé.
« Non. Non, ça, je ne peux pas. Ils vont penser que je suis faible. Ils vont… »
Elle m’a regardé, et son regard avait cette fermeté tendre des gens qui ont déjà survécu à pire.
« Ils vont penser ce qu’ils veulent. Vous, vous allez rester vivant. On ne négocie pas avec ça. »
Je suis sorti de chez elle avec l’impression étrange d’être sous surveillance bienveillante. Dans l’escalier, la lumière froide m’a rattrapé, mais mon corps, lui, avait une direction. Une suite. Un plan, même fragile.
Chez le médecin, j’ai gardé mon écharpe nouée et mon vocabulaire poli. J’ai parlé de « stress », de « surcharge », de « troubles du sommeil ». Et puis, à un moment, le docteur a posé son stylo.
« Bastien… est-ce que vous avez eu des pensées de ne plus être là ? »
La question était simple, sans drame. J’ai senti ma gorge se serrer. J’aurais pu mentir, faire « aller ». Mais j’ai pensé à Madame Cottin, à son « je sais », et j’ai choisi la vérité.
« Oui », ai-je dit. « Pas… pas envie de mourir. Juste envie que ça s’arrête. »
Le médecin n’a pas pris un air choqué. Il a pris un air sérieux, et ça m’a fait du bien. Il m’a parlé de dépression, de symptômes, de fatigue qui n’est pas de la paresse. Il m’a parlé d’un arrêt de travail, d’un suivi, d’une aide à mettre en place, et tout ça a ressemblé à une main tendue, pas à une condamnation.
Quand je suis ressorti, un papier plié dans ma poche, j’ai eu l’impression de porter une preuve officielle de mon naufrage. Et, en même temps, une permission : celle de ne plus prétendre.
Le moment le plus difficile a été l’appel au bureau. J’ai composé le numéro, la main moite, et j’ai attendu que ça décroche comme on attend un verdict.
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