« Allô ? »
J’ai dit une phrase neutre, professionnelle. J’ai parlé d’un arrêt. J’ai dit « dépression » à voix basse, comme si ce mot pouvait exploser. Il y a eu un silence au bout du fil, puis une réponse maladroite, mais humaine.
Ce n’était pas parfait. Ce n’était pas chaleureux. Mais ce n’était pas un lynchage. Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai compris une chose : ma peur inventait des catastrophes en boucle, pour me convaincre de rester seul.
Les jours suivants ont eu une texture étrange. Le temps, d’habitude découpé en réunions et en mails, s’est retrouvé nu. Je me suis réveillé sans obligation, et ça aurait dû être un soulagement. Ça a été un vertige.
La dépression ne laisse pas un vide tranquille, elle laisse un vide bruyant. Même quand vous ne faites rien, elle commente : inutile, inutile, inutile. Alors j’ai cherché des gestes minuscules, des choses si petites qu’elles ne demandaient pas de courage, juste une présence.
J’ai arrosé la Monstera. J’ai essuyé ses feuilles avec un chiffon humide, comme on caresse un animal qu’on n’ose pas aimer trop fort. J’ai ouvert les fenêtres dix minutes, même quand le ciel était gris, juste pour sentir l’air.
Madame Cottin sonnait une fois par jour, pas longtemps, juste assez pour vérifier que je n’avais pas disparu.
« Vous mangez ? »
« Un peu. »
« Vous sortez ? »
« Je… je suis allé jeter les poubelles. »
« Très bien. On fait avec ce qu’on a. »
Elle disait ça sans ironie. Comme si jeter les poubelles était un exploit digne d’une médaille. Et dans un sens, ça l’était.
Un samedi, elle m’a fait descendre avec un sac poubelle et des gants.
« On va nettoyer la cave. La cave, c’est comme la tête : quand on laisse tout s’accumuler, ça finit par pourrir », a-t-elle déclaré.
J’ai voulu rire, puis j’ai compris la métaphore. Dans la cave, l’odeur de poussière et d’humidité me piquait les narines. On a trié des cartons, jeté des vieilles choses, retrouvé un cadre photo, un foulard, un livre perdu. Et à chaque objet sorti de l’ombre, j’avais l’impression, étrange, de sortir un morceau de moi.
« Vous voyez », a-t-elle dit en s’essuyant le front. « On ne guérit pas en une journée. Mais on peut faire un peu de place. »
Je ne suis pas devenu soudainement heureux. Il y a eu des matins où je me suis assis sur le bord du lit, incapable d’enfiler un pantalon. Il y a eu des soirs où la petite voix revenait, sournoise, avec ses phrases de poison.
Mais maintenant, j’avais quelque chose de nouveau : une marche à suivre. Pas une recette miracle, non. Juste des portes.
Quand la voix devenait trop forte, j’appelais. Parfois Madame Cottin. Parfois un ami à qui j’avais enfin osé dire : « Je vais mal. » Et une fois, un soir de tempête intérieure, j’ai appelé une ligne d’écoute. J’ai parlé à un inconnu qui ne m’a pas jugé, qui a juste tenu le fil avec moi jusqu’à ce que je respire mieux. Le bruit n’avait pas disparu, mais il avait baissé d’un cran.
Peu à peu, les couleurs ont recommencé à avoir un goût. Un jour, j’ai remarqué que le café sentait vraiment le café. Un autre jour, j’ai ri à une blague sans me forcer. C’étaient des détails ridicules, mais pour moi, c’était des preuves : la vie repassait, par petites fuites.
En février, Madame Cottin a décidé qu’on allait « faire du printemps avant le printemps ». Elle a posé sur mon palier un petit sac de terreau et deux pots.
« Vous allez planter des herbes aromatiques », a-t-elle annoncé.
« Je n’ai jamais fait pousser quoi que ce soit », ai-je dit, sceptique.
« Faux. Vous avez fait pousser un burn-out. Donc vous saurez faire pousser du basilic », a-t-elle rétorqué, sans sourire, comme si c’était logique.
J’ai éclaté de rire, un vrai rire, surpris par lui-même. Et ce rire a fait quelque chose dans mon ventre : il a déplacé un poids.
On a planté du basilic et de la menthe sur le rebord de ma fenêtre. J’ai collé des petites étiquettes, maladroitement. Madame Cottin a inspecté comme un chef.
« Parfait. Maintenant, vous avez des responsabilités supplémentaires. C’est comme ça qu’on reste. »
Un mardi de mars, la Monstera a déroulé une nouvelle feuille. Une feuille claire, fragile, encore pliée comme une promesse. Je suis resté longtemps à la regarder, comme si elle venait de me parler.
Je suis descendu chez Madame Cottin avec cette feuille en tête, et j’ai frappé à sa porte, sans prétexte. Elle a ouvert, surprise.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Le basilic a fait une bêtise ? »
J’ai secoué la tête, ému et gêné.
« Non… c’est juste… merci. »
Elle m’a fixé une seconde, puis elle a fait ce petit mouvement du menton, comme si elle refusait qu’on fasse d’elle une héroïne.
« Oh, ne commencez pas. J’ai horreur du mélodrame », a-t-elle dit. Puis, plus doucement : « Vous avez fait le plus dur. Vous avez accepté d’être aidé. »
Je me suis rendu compte que c’était vrai. Le courage, ce n’était pas la force brute. Ce n’était pas « tenir bon » en silence. C’était dire : je n’y arrive pas, et rester là malgré la honte.
En avril, j’ai repris le travail à temps partiel. Je n’étais pas devenu un super-héros. Je n’étais pas une pub pour assurance-vie. J’étais un homme qui apprenait à ne pas se trahir tous les jours.
J’ai commencé à répondre à certains messages, pas tous. J’ai dit « non » à des réunions inutiles. J’ai appris à reconnaître le moment où je basculais, et à demander une pause avant de tomber.
Et, un soir, dans l’ascenseur, une jeune voisine que je croisais à peine d’habitude a levé les yeux vers moi. Elle avait ce même sourire automatique, ce même « ça va » trop rapide.
Je l’ai regardée une seconde, et j’ai pensé à mon propre masque, à mon sourire numéro 4. Alors j’ai pris une petite respiration.
« Si un jour ça ne va pas… vous pouvez sonner chez Madame Cottin », ai-je dit, simplement. « Ou chez moi. »
Elle a cligné des yeux, surprise. Puis son visage s’est détendu, comme si quelqu’un venait de lui enlever un sac invisible.
« Merci », a-t-elle soufflé. Et elle est sortie à son étage avec un pas un peu moins lourd.
Ce soir-là, chez moi, j’ai arrosé la Monstera, j’ai senti l’odeur du terreau, et j’ai compris quelque chose de très simple : on ne s’en sort pas seul, mais on ne s’en sort pas non plus d’un seul coup. On s’en sort en petites fidélités. Un croissant. Une tisane. Une feuille qui se déroule. Un « je suis là ».
Je ne dirai pas que tout est devenu rose. Je dirai mieux : je suis revenu dans ma vie. Je la traverse encore avec des jours gris, mais je ne marche plus dans le noir sans carte.
Et si vous lisez ça en souriant le jour et en vous effondrant la nuit, écoutez-moi. Il existe des cuisines qui sentent la soupe, des voix qui n’ont pas peur de votre vérité, et des matins où l’on se lève juste parce que quelqu’un vous attend.
Essayez encore demain. Pas pour être parfait. Juste pour rester.






