— Regardez cet homme ! dit Léa en montrant Gégé, toujours à genoux. Il a appelé sa femme pour qu’elle vienne m’aider avec leur fille, qui travaille avec des jeunes comme moi. Regardez son téléphone !
L’adjudante Dubois regarda Gégé, ses cheveux blancs, sa posture digne malgré les menottes.
— Vous avez appelé votre épouse ? demanda-t-elle en s’approchant.
— Oui, madame. Monique. Elle arrive avec notre fille Camille. Elle travaille dans un service spécialisé pour les mineurs en danger. Je lui ai demandé de venir pour Léa.
Dubois prit doucement le téléphone dans la poche de son blouson.
Dans le journal des appels : Monique, deux minutes avant l’arrivée des premières voitures de police.
Elle appela le numéro.
Même depuis là où j’étais, j’entendais la voix affolée de Monique.
— Gérard ? Ça va ? On est presque arrivées avec Camille ! Et la petite ? Elle est avec toi ?
— Madame, ici l’adjudante Dubois, de la police. Votre mari est actuellement… retenu. Vous arrivez bien à l’aire d’autoroute ?
— Oui ! Mais il n’a rien fait ! Il a juste dit qu’une jeune fille avait besoin d’aide, qu’on devait venir l’accompagner à l’hôpital et faire un signalement… Est-ce que la petite va bien ?
Le regard de Dubois changea.
Elle observa les hommes à genoux, Léa recroquevillée dans le blouson, les caméras qui tournaient déjà.
— Détachez-les, dit-elle enfin d’une voix basse mais ferme.
— Mais cheffe… protesta le jeune brigadier.
— Tout de suite. Tous. Et rangez les armes.
Les menottes tombèrent une à une.
Les Casques Rouges se relevèrent, se massant autour de Léa, cette fois avec l’accord de l’adjudante.
Elle sortit un carnet.
— Léa, tu peux me redire ce que tu sais de la voiture ? De l’appartement ? Tout ce dont tu te souviens.
Léa parla vite, comme si les mots étaient pressés de sortir.
Une berline noire, un modèle un peu ancien.
Un appartement dans un quartier qu’elle ne connaissait pas, au troisième étage, façade gris clair, rideaux rouges au balcon.
Elle avait entendu des voix de filles à l’étage au-dessus.
Elle se souvenait d’une enseigne de boulangerie au coin de la rue, d’un arrêt de bus avec un abribus bleu.
Gégé s’approcha de l’adjudante, les mains bien visibles.
— Madame, notre association connaît bien les routes du coin. On sillonne toute la région pour nos collectes. On peut aider à chercher la voiture, ou au moins repérer les rues qui correspondent à la description.
Dubois le regarda longuement.
— Vous étiez vraiment pompier ? demanda-t-elle.
— Oui, madame. Beaucoup d’entre nous. D’autres étaient ambulanciers, secouristes ou réservistes. On fait des tournées pour récolter des jouets et des dons, et pour parler de prévention avec les jeunes.
Elle hésita une seconde, puis prit une décision qui, je le sais, ne devait pas être dans le manuel.
— Officiellement, je ne peux pas vous demander de participer à une recherche. Mais… si par hasard vous rouliez dans les environs, les yeux ouverts, et que vous voyiez une berline noire avec ce début de plaque… appelez-moi directement.
Elle griffonna son numéro sur un bout de papier et le tendit à Gégé.
— Les garçons, dit Gégé en se tournant vers le groupe, on ne laisse pas ces types courir plus longtemps. On se met en route. Mais tout se fait en coordination avec la police, on est d’accord ?
Ils acquiescèrent tous.
Ils ne partirent pas tous, pourtant.
Cinq hommes restèrent auprès de Léa : Jean, surnommé « Doc » parce qu’il avait été infirmier pompier, commença à vérifier s’il y avait des blessures visibles.
Patrick, qu’on appelait « Le Patron », gérant d’une petite entreprise de bâtiment à la retraite, appela sa femme pour qu’elle apporte des chaussures, des vêtements propres, un manteau chaud.
Les autres, Lionel, Gaston et Momo, se postèrent simplement autour de Léa pendant qu’elle racontait encore et encore son histoire à Dubois.
Les autres Casques Rouges démarrèrent en petits groupes, se répartissant les quartiers possibles comme lors d’une opération de secours.
Ils appelaient d’autres associations de motards solidaires, des amis chauffeurs-livreurs, des taxis qu’ils connaissaient.
En moins d’une heure, ce n’était plus une quarantaine, mais plus de cent volontaires qui scrutaient les rues à la recherche de la berline noire.
Monique et Camille arrivèrent au moment où Léa signait sa déposition.
Camille, petite femme aux cheveux attachés à la va-vite, sacoche de travail en bandoulière, prit immédiatement Léa par la main.
— Bonjour Léa. Je m’appelle Camille. Je travaille avec des jeunes qui ont vécu des choses difficiles. Tu as été très courageuse de te sauver. On va faire les choses dans l’ordre maintenant, d’accord ?
Léa se remit à pleurer, mais ce n’étaient plus les mêmes larmes.
On aurait dit qu’une partie du poids quittait enfin ses épaules.
— Elle a besoin d’un examen à l’hôpital, dit Camille à Dubois à voix basse. Et d’un accompagnement spécialisé. On doit faire ça correctement.
— L’ambulance est en route, répondit l’adjudante. Vous pouvez l’accompagner ?
— Bien sûr. Je ne la laisse pas seule.
C’est à ce moment-là que mon téléphone sonna.
C’était Yves, qu’on appelle « Petit » même s’il est tout sauf petit.
— René, on l’a trouvée, la voiture, dit-il sans détour. Berline noire, plaque qui commence bien par GZ-9, garée dans une rue étroite derrière la zone industrielle. On a repéré un immeuble qui correspond à la description de la gamine. Et on a vu deux silhouettes de filles à la fenêtre.
Je tendis le portable à l’adjudante Dubois.
— Ils l’ont trouvée, dis-je simplement.
En moins de vingt minutes, toutes les voitures de police disponibles se dirigèrent vers l’immeuble.
Ils mirent en place un périmètre, montèrent doucement les escaliers, frappèrent aux portes.
Ce qui se passa là-haut, je ne l’ai pas vu de mes yeux, mais je l’ai appris plus tard.
Ils ont trouvé sept adolescentes, âgées de 14 à 17 ans, toutes signalées comme disparues ou en fugue par leurs familles, toutes coincées dans cet appartement.
Les hommes n’eurent pas le temps de fuir.
Pendant ce temps, sur l’aire d’autoroute, les Casques Rouges restèrent sur place.
Ils formèrent une haie d’honneur quand l’ambulance emmena Léa.
Les caméras, qui avaient commencé à filmer des « brutes en cuir », durent changer de discours en urgence.
Plus tard dans l’après-midi, Gégé reçut un appel.
C’était Camille, depuis l’hôpital.
— Papa, tu peux passer le téléphone à Léa ? demanda-t-elle.
Gégé mit le haut-parleur. La voix de Léa tremblait mais était claire.
— Monsieur Gérard ? Ils… ils les ont sauvées. Toutes les filles. À cause de vous. Parce que vous avez cherché la voiture. Sinon, ils seraient peut-être encore là-bas.
Gégé essuya ses yeux du revers de la main.
Cet homme qui avait affronté des flammes, qui avait tenu des tuyaux sous des tonnes d’eau, pleurait pour un simple « merci » d’adolescente.
— C’est toi qui as eu le courage de partir, ma grande, répondit-il. C’est toi qui as tout déclenché. Nous, on a juste fait notre métier de vieux pompiers : on n’a pas détourné le regard.
— Est-ce que… est-ce que je pourrai vous revoir ? Toi, les autres… Quand tout ça sera un peu passé…
— Quand tu veux, Léa. Quand tu veux.
Quelques jours plus tard, les journaux locaux ne parlaient plus de « groupe suspect », mais de « bénévoles en blousons de cuir ayant contribué au démantèlement d’un réseau ».
Mais l’histoire ne s’arrêta pas là.
Trois semaines plus tard, lors de la première audience au tribunal, Léa témoigna.
Elle raconta devant le juge comment une quarantaine d’hommes en blousons avaient formé un cercle non pas pour l’empêcher de fuir, mais pour la protéger des regards et du froid.
Comment ils lui avaient donné un blouson, téléphoné pour appeler du renfort adapté, insisté pour qu’on la croie.
Comment ils avaient repéré la voiture quand la machine administrative n’avait pas encore eu le temps de se mettre en marche.
Elle portait encore le blouson d’Eric. Il lui avait dit de le garder « le temps qu’elle en ait besoin ».
En réalité, il savait qu’il ne le reverrait pas.
Le procureur lui demanda :
— Avez-vous eu peur de ces hommes au début ?
— Oui, admit-elle. Au début, ils étaient imposants, ils parlaient fort, ils sentaient l’essence et le cuir. Mais quand j’ai vu leurs yeux, ça a changé. Ils me regardaient comme… comme des papas, des grands-pères. Comme si j’étais quelque chose de précieux, qu’il fallait protéger.
Ce jour-là, la salle était pleine.
Tous les Casques Rouges avaient fait la route jusqu’au tribunal, en covoiturage ou en moto.
Ils s’étaient installés au fond, discrets, leurs blousons soigneusement fermés.
L’avocat de la défense des trois hommes accusés tenta de s’accrocher à une version édulcorée.
— Mes clients n’ont fait que proposer des trajets en voiture à des jeunes. Elles étaient consentantes…
Gégé se leva alors dans le fond de la salle, comme mû par quelque chose de plus fort que lui.
Le juge leva un sourcil.
— Monsieur, asseyez-vous, ou je serai obligé de vous faire sortir.
— Monsieur le juge, dit Gégé d’une voix maîtrisée, j’ai quelque chose qui peut éclairer vos décisions. Une vidéo.
Le juge hésita, intrigué.
— Approchez, mais faites vite.
Gégé s’avança avec son téléphone.
Son petit-fils lui avait installé une caméra sur son guidon pour filmer la tournée caritative, au départ pour faire un montage souvenir.
On y voyait clairement la berline noire s’arrêter à l’aire d’autoroute, Léa descendre, la voiture repartir aussitôt.
On la voyait s’effondrer, puis l’arrivée des Casques Rouges, leurs gestes doux, le blouson posé à terre.
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