Son souffle formait de petits nuages dans l’air. Yanis tremblait malgré les couches de vêtements et les couvertures.
Elle fonça vers le thermostat du chauffage.
Un message d’erreur clignotait.
— Non… non, pas maintenant, supplia-t-elle en appuyant partout. S’il te plaît, pas aujourd’hui.
Elle appela en urgence le service de dépannage.
Une voix enregistrée annonça que, à cause de la tempête, seules les interventions vitales seraient traitées dans les 72 heures.
— Soixante-douze heures ? répéta-t-elle, interdite.
Yanis se mit à pleurer, ce petit gémissement aigu qui serrait la poitrine.
Elle le serra contre elle. Il était gelé malgré toutes les couches de vêtement.
L’après-midi, le courant coupa net, la plongeant dans le noir.
Le vieux compteur fit un « clac » définitif. Plus de lumière. Plus de radiateurs. Juste le silence et le vent.
Les bougies qu’elle trouvait dans les tiroirs n’apportaient presque pas de chaleur. Heureusement, le gaz fonctionnait encore. Elle fit bouillir des casseroles d’eau pour faire de la vapeur, ouvrit la porte du four pour grignoter quelques degrés.
— Ça va aller, mon cœur, chuchota-t-elle en l’enveloppant dans toutes les couvertures de la maison. On va rester toutes les deux ici, près du feu. On a de la nourriture, d’accord ? On va tenir.
Les sacs de riz, de farine, les conserves et les épices, prévus pour ses clients imaginaires, devenaient leur trésor de survie.
Au deuxième jour, le froid devint une douleur physique.
Elle et Yanis se transformèrent en petit cocon de tissus près du four ouvert. Les bougies se faisaient rares. La lumière du jour passait à peine à travers les carreaux presque recouverts de neige.
Yanis commença à tousser. Une petite toux sèche qui inquiétait Aïcha beaucoup plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Combien de temps on peut rester comme ça ?
Et si il tombe vraiment malade ?
La troisième nuit, le vent mugissait autour de la maison comme une bête en colère.
Et c’est là qu’elle l’entendit.
Au début, ce n’était qu’un grondement confus, confondu avec la tempête. Puis le bruit devint plus net. Un vrombissement profond, régulier. Pas une voiture. Pas un camion.
Des motos.
Plusieurs motos. Beaucoup de motos.
Le bruit se rapprocha jusqu’à faire vibrer la vaisselle dans le buffet.
À travers la mince bande de fenêtre encore visible sous la neige, Aïcha distingua des lumières qui dansaient dans le blanc : des phares.
— Qui peut rouler en moto par ce temps ? murmura-t-elle, serrant Yanis contre elle.
Le vacarme encercla sa maison, puis s’éteignit d’un coup.
Le silence qui suivit était encore plus inquiétant que le vrombissement.
On aurait dit que toute la tempête retenait son souffle.
Des pas lourds écrasèrent la neige vers sa porte.
Elle entendit des voix graves, étouffées par les écharpes et le vent, parler à voix basse.
Yanis remua dans ses bras, hurlant un peu plus fort.
Puis on frappa.
Trois coups francs contre la porte, qui résonnèrent dans toute la maison glacée.
Le cœur d’Aïcha s’arrêta presque.
En huit ans qu’elle vivait au bout de cette impasse, personne n’était jamais venu frapper en pleine tempête.
On frappa une deuxième fois, plus fort.
— Madame ! cria une voix derrière la porte, couverte mais claire. Madame, on a besoin d’aide ! On gèle dehors !
Le cerveau d’Aïcha se mit à tourner à toute vitesse.
Qui sont ces gens ?
Pourquoi ici ?
Et s’ils étaient dangereux ?
Yanis gémit, comme s’il sentait la peur dans le corps de sa mère.
Elle se colla au mur de la cuisine, le plus loin possible de la porte tout en continuant d’écouter.
— S’il vous plaît ! reprit la voix, un peu éraillée. On ne veut pas de problème. On cherche juste un abri. On peut mourir dehors, là.
À travers l’espace laissé par la neige sur la vitre, Aïcha aperçut des silhouettes sombres dans le tourbillon blanc. Des manteaux de cuir, des casques, des phares. Elle compta instinctivement.
Un, deux, trois… beaucoup.
Elle se força à ramper jusqu’à la fenêtre, Yanis accroché à son cou. Ce qu’elle vit lui glaça davantage le sang que la tempête.
Une vingtaine d’hommes, tous en blousons de cuir frappés du même insigne, stationnaient devant sa maison. On aurait dit une scène de film : un club de motards encerclant un petit pavillon au bout du monde.
Sur le blouson de l’homme qui semblait être le chef, un écusson brodé se détachait :
Les Cavaliers de la Route
Le type était immense, même sous les couches de vêtements. Il venait d’enlever son casque. Un visage buriné, une barbe fournie piquée de blanc, des yeux vifs qui scrutaient la maison.
Quand son regard croisa la fenêtre, Aïcha eut un réflexe : elle se laissa tomber au sol, le cœur bondissant dans sa poitrine.
— On sait que vous êtes là, madame, lança l’homme. On voit la lumière des bougies. On n’a nulle part où aller, les routes sont coupées. Laissez-nous juste nous réchauffer un peu, et dès que la tempête se calme, on repart.
Les mains d’Aïcha tremblaient tellement qu’elle eut du mal à garder Yanis dans les bras.
Tout en elle criait reste cachée, attends, ils finiront bien par partir.
Elle avait entendu assez d’histoires sur les bandes de motards pour se méfier.
Mais elle vit aussi un des hommes chanceler, s’appuyer sur un autre. Un pan de pantalon était sombre, comme imbibé de sang.
Ce n’étaient pas des hommes en chasse d’ennuis.
C’étaient des gens épuisés, en vraie détresse.
Yanis toussa violemment, sa petite poitrine secouée. La maison était glacée. À l’intérieur, ils n’étaient pas tellement mieux que dehors.
Et puis, la voix de sa mère s’imposa, nette, comme si elle était juste derrière elle :
Ma fille, quand quelqu’un est dans la galère, tu l’aides.
Tu ne regardes pas sa tête, son blouson, sa moto. Tu l’aides, parce qu’un jour, ce sera peut-être toi qui auras besoin d’un coup de main.
Ce que tu donnes, la vie te le rendra un jour, d’une façon ou d’une autre.
Sa mère avait appliqué ce principe toute sa vie. Elle avait offert le dernier billet du mois à un voisin fauché. Elle avait invité des inconnus à leur table quand elle les voyait seuls.
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