« Aide le voyageur, même s’il ressemble à ton ennemi », disait-elle en riant.
Un nouveau coup, plus doux cette fois.
— Madame, reprit la voix du chef, on a un gars blessé. Il saigne depuis des heures. Le froid n’arrange rien. On ne vous demande pas de lit, juste un toit et un peu de chaleur. On dormira par terre. On ne touchera à rien.
Aïcha ferma les yeux un instant.
Elle entendait la peur dans sa voix à lui, aussi. Pas la peur de faire du mal, mais la peur de perdre quelqu’un.
Elle se leva enfin, sur des jambes en coton, et s’approcha de la porte.
Yanis, agrippé à elle, la regardait avec confiance.
— Vous êtes vraiment blessés ? demanda-t-elle à travers le bois.
— Oui, madame. Il s’appelle Dany, il est tombé sur une plaque de verglas à plus de dix kilomètres. On ne sait plus quoi faire.
— Vous êtes combien ?
— Vingt-cinq, répondit l’homme après une seconde de silence. Ça paraît beaucoup, je sais, mais on reste ensemble. On ne laisse personne derrière.
Vingt-cinq hommes dans sa petite maison.
Vingt-cinq inconnus en cuir, tatoués, fatigués.
C’était probablement la chose la plus folle qu’elle pourrait faire de sa vie.
C’était aussi exactement ce que sa mère aurait fait.
Yanis posa sa petite main sur la joue de sa mère. Il ne parlait pas beaucoup, mais son regard était limpide.
— Maman peur, souffla-t-elle. Mais des fois, il faut être peur et courageuse en même temps, hein ?
Elle inspira profondément, tira sur le verrou, et ouvrit la porte.
L’homme devant elle semblait encore plus grand de près. Son blouson était couvert d’écussons, ses bottes étaient blanches de neige. Mais ses yeux, quand ils croisèrent ceux d’Aïcha, n’avaient rien de menaçant.
Il y avait là de l’épuisement, de la gratitude, et une douceur inattendue.
— Merci, dit-il simplement, la voix rauque. Je m’appelle Marc. On ne l’oubliera pas.
Derrière lui, les vingt-quatre autres attendirent en silence, comme s’ils attendaient un signal.
Aïcha jeta un coup d’œil rapide à Yanis, puis aux hommes, puis à la tempête derrière eux.
— Entrez, dit-elle dans un souffle. Entrez avant de geler sur place.
Les premiers hommes franchirent le seuil en secouant la neige de leurs bottes, en s’essuyant soigneusement sur le petit tapis comme s’ils marchaient sur du verre.
Aïcha prit conscience qu’en moins de deux minutes, sa maison ne serait plus seulement la sienne.
Quoi qu’il arrive, sa vie venait de basculer.
Très vite, la petite maison fut remplie de cuir trempé, de souffle chaud et de voix basses.
Pourtant, ce qui frappa Aïcha, ce fut le calme.
Pas un mot de trop, pas de rires gras, pas de bousculade.
Les hommes se glissèrent dans le salon et la cuisine comme on entre dans une église, conscients de l’espace, de la peur de leur hôte.
Marc ferma la porte derrière le dernier et remit automatiquement le verrou.
En voyant Aïcha se raidir, il leva aussitôt les mains.
— C’est juste pour garder la chaleur, promit-il. Et pour que personne ne vienne vous embêter pendant qu’on est là.
La maison semblait soudain minuscule.
Des épaules larges, des casques posés partout, des gants à sécher sur le dossier des chaises.
Un jeune homme, pâle, trempé de sueur, s’effondra presque sur le canapé. Son jean était taché de sang au niveau de la cuisse.
— C’est lui, Dany, expliqua Marc. On… on ne savait plus quoi faire.
Aïcha sentit quelque chose changer en elle. La peur recula d’un pas. Ce n’était plus vingt-cinq inconnus. C’était un blessé, entouré d’amis sans solution.
— J’ai une trousse de secours, dit-elle. Ce n’est pas grand-chose, mais on va faire avec.
Elle reposa Yanis dans son nid de couvertures et revint avec une boîte en plastique pleine de pansements, de désinfectant, de gazes.
Dany devait avoir vingt-cinq ans à peine. Son visage était tiré, les lèvres serrées. Quand elle toucha doucement son pantalon pour regarder la plaie, il serra les dents, mais ne recula pas.
— C’est profond, constata-t-elle. Il faudrait un médecin.
— Personne ne vient par ce temps, répondit Marc. On a essayé d’appeler. Les routes sont impraticables.
Aïcha prit une décision.
— Je vais nettoyer et bander la plaie. Il faudra appuyer fort pour éviter que ça ne saigne de nouveau. Et il faut le garder au chaud.
Elle se mit au travail, ses gestes sûrs malgré le froid et la fatigue.
— Vous vous débrouillez drôlement bien, murmura Dany, la voix un peu floue.
— Ma mère était infirmière avant d’ouvrir son restaurant, répondit Aïcha sans réfléchir. Elle m’a appris quelques trucs… avant de partir.
Pendant qu’elle désinfectait, les autres hommes formaient un cercle silencieux. Aucun ne plaisantait. Certains avaient des yeux brillants, comme s’ils s’attendaient au pire.
Au bout de quelques minutes, la jambe de Dany fut enveloppée dans un bandage propre et serré.
— Voilà, dit-elle. Maintenant, on surveille la fièvre. S’il tremble, on le couvre. S’il a trop chaud, on le rafraîchit. Et on lui fait boire de l’eau.
Un homme aux tempes grisonnantes hocha la tête.
— Je m’appelle Tony, dit-il doucement. J’ai des petits-enfants de son âge, ajouta-t-il en désignant Yanis du menton. Merci… pour lui.
Yanis, justement, émergea de son tas de couvertures, attiré par les nouvelles voix. Il fixa les hommes avec des yeux immenses.
Tony lui fit un petit signe de la main.
— Salut, champion.
Yanis hésita, puis, prudemment, leva lui aussi la main.
Aïcha sentit la tension dans sa nuque se détendre d’un cran.
Pendant qu’elle finissait avec Dany, quelques motards s’étaient approchés de la cuisine.
— Madame… pardon, Aïcha, dit l’un d’eux avec un léger accent du Sud. On a des rations dans nos sacs. Ça vous dérange si on prépare quelque chose ? On peut tout partager.
Elle regarda ses placards pleins d’ingrédients, achetés pour des clients qui n’étaient jamais venus.
— Faites comme chez vous, répondit-elle. De toute façon, j’espérais nourrir du monde avec tout ça.
— Alors on va exaucer votre vœu, plaisanta Tony.
En quelques minutes, la cuisine se transforma en fourmilière.
Deux hommes épluchaient des pommes de terre. D’autres sortaient des boîtes de haricots, de maïs, du riz. L’un d’eux, grand, chauve, se révéla expert en marinade. Il écouta religieusement les explications d’Aïcha sur le mélange d’épices de sa mère, puis proposa d’ajouter une touche de paprika fumé.
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