Les odeurs de poulet frit et de ragoût chaud remplacèrent peu à peu l’odeur froide de maison abandonnée.
Yanis finit par glisser hors de son coin pour venir observer, ses yeux brillant de curiosité.
Tony s’assit par terre avec lui, lui montrant comment empiler les boîtes de conserve pour faire des tours. Les grosses mains tatouées manipulaient les boîtes avec une délicatesse étonnante.
— Il est futé, ton petit, observa un homme nommé Julien. Ça se voit dans ses yeux.
— Il n’a pas beaucoup d’occasion de voir du monde, répondit Aïcha, presque gênée. D’habitude, c’est juste nous deux. Il aime bien… quand la maison est pleine.
— Nous aussi, dit Tony. Ça nous manque, parfois.
Quand tout le monde fut servi, certains assis à même le sol, d’autres serrés autour de la petite table, Marc se racla la gorge.
— Aïcha, je crois qu’on vous doit quelques explications, dit-il.
Les regards se tournèrent vers lui.
Il posa son assiette, joignant les mains comme pour un briefing.
— On est ce que certains appellent un club de motards, expliqua-t-il. Mais on n’est pas une bande de voyous. La plupart d’entre nous sont d’anciens militaires. On a servi un peu partout, chacun dans son coin. En revenant, on a eu du mal à se sentir à notre place dans la « vie normale ». Alors on s’est trouvés, et on a fondé les Cavaliers de la Route.
— On roule ensemble, compléta Tony. On fait de la route, on s’entraide. Et tous les ans, à Noël, on se retrouve pour une grande collecte. Jouets pour les gamins, colis pour les familles qui galèrent, ce genre de choses.
— La tempête nous est tombée dessus plus tôt que prévu, dit Julien. On essayait d’atteindre un hôtel quand la moto de Dany a chassé sur le verglas. Après, c’était la panique. Les routes bloquées, pas de secours… Et puis on a vu la petite lumière de chez vous.
Aïcha les écoutait, à la fois méfiante et fascinée.
Ces hommes que beaucoup auraient évités dans la rue parlaient de solidarité, de « frères », de collectes de Noël. Ils n’avaient rien à voir avec les clichés de journaux.
— Je sais ce que les gens pensent en nous voyant, reprit Marc en baissant un peu la voix. Le cuir, les tatouages, les grosses motos… On fait peur. On a l’air d’emmerdeurs. Mais la plupart du temps, on veille juste les uns sur les autres. Et parfois, on essaie d’être utiles.
Sa phrase resta suspendue dans l’air.
Aïcha pensa à Madame Dubois, à ses remarques venimeuses. Aux employeurs qui ne lui donnaient même pas un entretien dès qu’ils voyaient son adresse ou sa photo. À la façon dont on la regardait, elle, la « mère célibataire » d’origine étrangère, comme un problème ambulant.
— Je comprends, dit-elle doucement. Moi aussi, les gens se font tout de suite une idée. Ils voient une femme seule avec un enfant, dans une maison au bout de la rue, et ils pensent savoir qui je suis. Ils ne voient pas tout ce que je fais pour qu’il ne manque de rien.
Un silence plein de compréhension s’installa.
Marc regardait son assiette, comme s’il voyait autre chose que du poulet.
— J’avais une fille, souffla-t-il finalement. Elle s’appelait Emma. Six ans. Elle avait des couettes blondes et un sourire… vous n’imaginez même pas.
Ses mains se crispèrent sur la table.
— Une leucémie l’a emportée il y a trois ans. On s’est battus dix-huit mois. Les hôpitaux, les traitements, l’espoir, la chute… Quand elle est partie, sa mère m’en a voulu. Elle disait que si j’avais gagné plus, si j’avais trouvé de « meilleurs docteurs », elle serait peut-être encore là. Notre couple n’a pas survécu. Un jour, elle a fait sa valise et elle est partie. Depuis, ma maison est vide. Alors je roule. Avec eux.
Les yeux d’Aïcha se remplirent de larmes.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Ce que je veux dire, reprit Marc, c’est que beaucoup de gens croisent un type comme moi et se disent : « Encore un qui fuit ses responsabilités ». La vérité, c’est que je fuis surtout les souvenirs. Et que ces hommes-là sont la seule famille qui me reste.
Ces mots fissurèrent quelque chose en elle.
Elle se surprit à parler, elle aussi.
— Le père de Yanis est parti quand j’étais enceinte de cinq mois, dit-elle. Il disait que c’était trop, que les factures, le travail, le bébé… que ça l’étouffait. Il a expliqué qu’il avait besoin de « liberté ». Sa liberté, c’était juste une autre femme et une autre ville. Il n’a jamais envoyé un euro. Jamais demandé des nouvelles.
Tony secoua la tête.
— Il ne sait pas ce qu’il a perdu, dit-il simplement.
Aïcha essuya ses yeux du revers de la main.
— Je fais ce que je peux, continua-t-elle. Je cours après des petits boulots, je cuisine, je m’occupe de mon fils, j’essaie de ne pas m’écrouler. Mais pour beaucoup, je reste juste un chiffre dans une statistique.
Marc hocha la tête.
— Parfois, la vie casse les gens, dit-il. Et ça casse aussi ceux qui restent pour ramasser les morceaux.
La phrase résonna dans la petite pièce.
Yanis, qui jusque-là avait joué tranquillement, s’approcha en titubant, se hissa sur les genoux de sa mère et posa sa tête contre sa poitrine. Sa petite main attrapa un coin de son pull.
— C’est pour lui que vous avez ouvert cette porte, dit Marc. Alors que vous aviez toutes les raisons de nous laisser dehors.
— Ma mère m’a appris qu’on aide ceux qui frappent, répondit Aïcha. Même si on a peur. Même si on n’a pas grand-chose. Elle disait que la bonté finissait toujours par revenir d’une manière ou d’une autre.
Tony regarda autour de lui, les gamelles, les hommes, le gamin qui commençait à s’assoupir contre sa mère.
— Je crois qu’elle avait raison, votre mère.
La nuit avança.
Les bougies brûlaient, mais le froid mordait toujours. Pour Dany, c’était encore pire. Vers minuit, Aïcha remarqua qu’il s’agitait, murmurant des choses incohérentes.
Elle posa la main sur son front. Brûlant.
— Il fait une grosse fièvre, dit-elle. Il faut s’en occuper tout de suite.
Les regards se firent affolés.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Julien, le visage fermé.
— On ne peut pas l’emmener à l’hôpital, intervint Marc. Les routes sont bloquées.
Les hommes, pourtant habitués aux situations difficiles, semblaient désemparés.
Aïcha sentit monter en elle ce calme étrange qui l’avait déjà saisie quand elle avait pris la trousse de secours.
— Ça va aller, dit-elle. La fièvre, c’est le corps qui se bat. On doit l’aider. Je vais chercher de l’eau fraîche et des linges. Et on va le faire boire par petites gorgées.
Les heures suivantes, elle les passa à aller et venir entre la cuisine et le salon.
Elle rafraîchissait le front de Dany, lui parlait doucement, lui faisait boire un peu d’eau tiède au citron. Les motards la regardaient comme si elle venait d’un autre monde. Certains lui proposaient de prendre le relais. Elle accepta pour aller vérifier Yanis, endormi comme un petit chat au milieu des couvertures, puis revenait vers son « patient ».
— Maman… murmura Dany dans un moment de délire.
Sans réfléchir, Aïcha lui prit la main.
— Je suis là, dit-elle, la voix instinctivement maternelle. Tu es en sécurité. Tu vas rester avec nous.
Marc observait la scène depuis l’embrasure de la porte.
Dans son regard, quelque chose avait changé. Il ne voyait plus seulement la femme qui lui avait ouvert la porte.
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