Il refusa de manger, toussa d’une petite toux sèche et plaintive, et se mit à pleurer dès qu’Aïcha le posait. Elle sentait sa peau brûler sous ses doigts, et la panique montait.
Elle ouvrit le frigo.
Le lait était presque fini.
Le peu d’argent qu’il lui restait devait servir à payer le loyer dans deux semaines.
Le loyer ou les médicaments.
Payer le toit… ou faire tomber la fièvre de ton fils.
La décision n’en était pas une. Yanis passait d’abord.
Elle l’habilla chaudement, enfila son propre manteau usé, et sortit dans le froid sec de l’après-midi, Yanis contre sa hanche. Le chauffage n’était pas encore réparé, et rester dans la maison glacée avec un enfant malade lui donnait l’impression de commettre une faute.
Le chemin jusqu’à la maison de Madame Dubois lui sembla interminable.
Le pavillon, impeccablement entretenu, avec sa haie taillée au cordeau, ses volets bien peints, se trouvait à une cinquantaine de mètres à peine, mais c’était comme traverser un pays étranger.
Elle prit son courage à deux mains et frappa.
Madame Dubois ouvrit au troisième coup.
Son expression se durcit immédiatement en voyant Aïcha et l’enfant dans ses bras.
— Oui ? demanda-t-elle d’un ton sec.
— Excusez-moi de vous déranger… Yanis a de la fièvre, expliqua Aïcha d’une voix tremblante. Je voulais savoir si vous aviez un peu de sirop pour enfants, ou un peu de lait. Je vous rembourserai dès que…
— Certainement pas, coupa Madame Dubois. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas de vos histoires.
— S’il vous plaît, insista Aïcha. Il ne mange plus, il pleure, il… je n’ai pas encore pu aller à la pharmacie, et…
— Ce n’est pas mon problème, répliqua la vieille dame. Quand on décide de faire un enfant toute seule, on assume. On ne vient pas quémander chez les autres. On est dans un quartier respectable ici.
Elle commença à refermer la porte.
La peur d’Aïcha étouffa sa fierté.
— Je vous en prie, juste un peu de lait, souffla-t-elle. Je vous aiderai pour le ménage, le jardin, ce que vous voulez, mais ne le laissez pas comme ça…
— Enlevez votre main de ma porte, gronda Madame Dubois. Sinon j’appelle la police. Vous et votre… cas social, vous n’avez rien à faire ici.
Elle repoussa la porte brusquement.
Aïcha, déséquilibrée par le poids de Yanis, manqua une marche et s’écrasa sur le trottoir gelé.
La douleur jaillit dans son coude. Yanis se mit à hurler, terrorisé par la chute.
— Restez loin des gens corrects ! lança Madame Dubois depuis l’encadrement de la porte. Emmenez vos problèmes ailleurs !
La porte claqua.
Aïcha resta quelques secondes assise par terre, le souffle coupé, Yanis serré contre elle. La honte la brûlait presque autant que la douleur dans son bras.
— Maman mal, sanglota Yanis en touchant sa joue humide.
— Je sais, mon cœur, répondit-elle, la voix brisée. Maman aussi a mal.
Elle se releva tant bien que mal, serra son fils contre elle et repartit vers sa petite maison, chaque pas lourd de fatigue et d’humiliation.
Elle allait tourner au coin de l’impasse quand une voix l’interpella.
— Hé, ma jolie ! Ça va ?!
Aïcha se retourna.
Sur le pas d’une petite maison qu’elle n’avait jamais vraiment remarquée, un peu en retrait, se tenait une femme âgée, la peau mate, les cheveux entièrement blancs tirés en chignon. Elle portait un grand gilet en laine et un tablier, comme si elle venait de quitter sa cuisine en courant.
— Je t’ai vue tomber, dit-elle en descendant les marches. Viens, viens par ici, tu vas te casser en deux par ce froid.
— Ça va, murmura Aïcha par réflexe. Je ne veux pas déranger…
— Déranger ? Tu plaisantes ? grogna la vieille dame en levant les yeux au ciel. On n’est pas faits pour regarder les gens tomber sans rien faire. Entre.
Elle tendit les bras vers Yanis, mais s’arrêta à mi-chemin.
— Puis-je ? demanda-t-elle avec douceur.
Yanis enfouit sa tête dans le cou de sa mère, mais ne pleura plus. Aïcha hocha la tête. La vieille dame prit l’enfant avec une étonnante assurance, puis fit signe à Aïcha de la suivre.
La maison était petite mais chaleureuse, saturée d’une odeur de soupe qui mijote et de pain tout juste sorti du four.
— Pose-toi là, indiqua la femme en désignant un fauteuil moelleux près d’un radiateur qui fonctionnait. Je m’appelle Rosa. Et toi, c’est Aïcha, si j’ai bien entendu les types en cuir l’autre jour ?
Aïcha se figea.
— Vous les avez vus ? Les motards ?
Rosa eut un petit sourire.
— Toute la rue les a vus, ma fille. Mais apparemment, je suis la seule à avoir regardé ce qui se passait vraiment. Maintenant, montre-moi ce petit bonhomme.
Elle ausculta Yanis avec la précision d’une ancienne infirmière. Elle prit une vieille trousse médicale dans un tiroir, utilisa un thermomètre, écouta sa respiration.
— De la fièvre, oui, mais rien de dramatique, conclut-elle. Il a besoin de sirop, d’eau, et de beaucoup de câlins. Et toi, tu as besoin qu’on s’occupe un peu de toi aussi.
Elle fila à la salle de bain, revint avec un flacon de médicament pour enfants.
— On va lui en donner maintenant, dit-elle. Et ensuite, il boira ce lait chaud avec du miel que je suis en train de préparer.
Aïcha la regardait faire, sidérée.
— Pourquoi… pourquoi vous faites ça pour nous ? demanda-t-elle, la gorge serrée.
Rosa posa la tasse fumante sur la table basse et s’assit en face d’elle.
— Parce que je sais ce que c’est, répondit-elle simplement. J’ai élevé mon fils toute seule, moi aussi. Dans un petit appartement au quatrième sans ascenseur, à Mulhouse. J’aurais donné n’importe quoi pour qu’une voisine me tende la main certains soirs.
Un voile passa dans son regard.
— Et parce qu’on récolte ce qu’on sème, continua-t-elle. Tu as ouvert ta porte en pleine tempête à une bande de types que tout le monde aurait laissés dehors. Tu as soigné un jeune homme que tu ne connaissais pas. Tu as choisi la bonté alors que la peur aurait été plus facile. Tu crois que la vie ne voit pas ça ?
Elle disparut un instant dans la cuisine et revint avec un petit sac de provisions et une enveloppe.
— Rosa, protesta Aïcha, déjà. Je ne peux pas…
— Si, tu peux, trancha la vieille dame en lui plaquant l’enveloppe dans la main, exactement comme Marc l’avait fait. Là-dedans, il y a un peu d’argent que je gardais « au cas où ». Eh bien, ton « cas où », c’est maintenant. Et dans le sac, il y a du lait, des pâtes, des légumes, et un peu de viande. De quoi tenir quelques jours.
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