Marc ferma la porte derrière eux et remit le verrou, levant aussitôt les mains pour la rassurer.
— Juste pour garder la chaleur, promit-il.
Et pour vous éviter d’autres visites surprises.
Yanis, caché derrière la jambe de sa mère, observait les inconnus avec des yeux ronds.
Un motard aux tempes grises lui fit un petit signe de la main, un sourire doux au coin des lèvres.
— C’est ton petit garçon ? demanda-t-il à Nadia.
— Oui… il s’appelle Yanis.
— Il est magnifique. Moi, c’est Thierry. J’ai deux petits-fils à peu près du même âge.
Le ton était si naturel que Nadia sentit une partie de sa peur se dissoudre.
Thierry ne ressemblait pas à l’image qu’elle se faisait d’un « dur ».
Sa barbe était soigneusement taillée, ses yeux rieurs malgré la fatigue.
— On a un blessé, répéta Marc en désignant un jeune homme assis lourdement sur une chaise, la jambe tendue.
Est-ce que vous auriez de quoi le soigner un peu ?
Nadia vit le pantalon mouillé de neige, mais aussi une grande auréole plus sombre à la cuisse.
Le visage du garçon était pâle, les lèvres serrées.
— J’ai une petite trousse, dit-elle sans réfléchir.
Attendez…
Elle revint avec une boîte en plastique contenant désinfectant, compresses, bandes et un vieux gel anesthésiant.
En s’agenouillant devant le jeune homme, elle remarqua ses traits encore juvéniles.
Il devait avoir vingt-quatre, vingt-cinq ans, pas beaucoup plus.
— Comment tu t’appelles ?
— Léo, répondit-il, la voix un peu voilée.
Je suis désolé de vous déranger comme ça…
Il serra les dents quand elle découpa le tissu collé à la plaie.
Elle nettoya doucement, tapota avec les compresses.
— Ça va piquer un peu, prévint-elle.
— C’est pas grave, plaisanta Léo.
J’ai déjà connu pire… mais pas souvent dans la cuisine d’une dame que je ne connais pas.
Quelques rires étouffés fusèrent derrière eux.
L’atmosphère, malgré la douleur, se détendit d’un cran.
— Vous vous débrouillez très bien, observa Marc.
— Ma mère était aide-soignante avant d’ouvrir son café, répondit Nadia.
Elle m’a appris deux-trois trucs.
Pendant qu’elle bandait soigneusement la jambe de Léo, les autres motards s’étaient déjà répartis dans l’appartement.
Deux d’entre eux s’étaient dirigés d’eux-mêmes vers la cuisine, examinant les casseroles, le contenu des placards.
— Madame… euh, Nadia, c’est ça ? demanda l’un d’eux avec un accent du Sud.
On a des rations dans nos sacoches, un peu de pâtes, du riz, du café.
Si vous êtes d’accord, on peut faire à manger pour tout le monde avec ce que vous avez ici.
— Appelez-moi Nadia, oui…
Et oui, bien sûr. J’ai des provisions, j’avais essayé de lancer un petit restaurant…
Marc haussa les sourcils.
— Un restaurant ? Quel genre de cuisine ?
— Les recettes de ma mère. Poulet aux épices, couscous, tajine… des plats qui réchauffent.
— Alors là, intervint Thierry, je crois que la vie vient de nous faire un très beau cadeau.
Peu à peu, la petite cuisine se remplit d’odeurs de légume revenu, de bouillon chaud, de viande mijotée.
Les hommes s’activaient comme dans une fourmilière bien organisée.
Certains coupaient des légumes, d’autres surveillaient les casseroles, d’autres encore essuyaient la vaisselle.
Yanis avait fini par sortir de derrière la jambe de sa mère.
Thierry lui avait fabriqué une petite tour avec des boîtes de conserve vides.
Le garçon riait à chaque fois que la pyramide s’écroulait, et des mains calleuses, qui quelques heures plus tôt serraient des guidons dans la neige, reconstruisaient patiemment son château de fortune.
Quand tout le monde eut une assiette chaude entre les mains, Marc prit la parole.
— Nadia, je crois qu’on vous doit quand même une explication.
Les conversations se turent.
Tous les regards se tournèrent vers elle, mais c’était un regard respectueux, pas un regard qui juge.
— On n’est pas un « gang », dit Marc calmement.
On est un club.
Les Cavaliers de Minuit.
La plupart d’entre nous sont d’anciens militaires, d’anciens pompiers, des routiers.
On a roulé longtemps pour la France, puis un jour, on s’est retrouvés chacun dans notre coin, sans vraiment savoir quoi faire de nos vies.
Thierry hocha la tête.
— La fraternité qu’on avait sur le terrain, on ne la retrouvait pas ailleurs.
Alors on s’est trouvés entre nous.
On a commencé à rouler ensemble, puis à organiser des collectes, des distributions de jouets, de repas.
Léo, la jambe bandée, leva la main.
— Là, on allait à une rencontre près de Lyon, expliqua-t-il.
Tous les groupes de la région se retrouvent chaque année pour préparer des actions solidaires pour Noël.
La météo s’est emballée plus vite que prévu.
On a tenté d’atteindre un hôtel… et j’ai fait connaissance avec une plaque de verglas.
Nadia les écoutait, bouche légèrement ouverte.
Elle avait imaginé des hommes violents, cherchant la bagarre, peut-être pire.
Elle se retrouvait entourée de types burinés qui parlaient surtout de solidarité, de collectes de jouets et de repas de Noël.
— Je sais ce que les gens voient quand ils nous croisent, poursuivit Marc.
Les cuirs, les motos, les tatouages…
Ils s’imaginent des choses.
Mais on essaie juste de s’accrocher les uns aux autres, et d’aider un peu autour, quand on peut.
Les mots résonnèrent étrangement dans la poitrine de Nadia.
Être jugée sur l’apparence… elle connaissait ça par cœur.
Elle pensa aux regards dans le bus quand elle montait avec Yanis et ses sacs de courses.
Aux remarques sur « les mères seules qui font trop d’enfants ».
À Mme Dupont, qui parlait de « mauvaise réputation » comme si elle en était la cause.
— Je comprends, dit-elle simplement.
Moi aussi, on croit tout savoir de moi rien qu’en me voyant.
Mère célibataire, quartier populaire, petit boulot…
Les gens pensent que je suis paresseuse, que j’ai « mal choisi », que je n’ai qu’à me débrouiller.
Personne ne voit les nuits comme celle-ci.
Un silence lourd et doux à la fois tomba sur la pièce.
Marc baissa un instant les yeux, les doigts serrés sur son bol.
— J’avais une fille, murmura-t-il soudain.
Elle s’appelait Emma.
Six ans.
Deux tresses blondes, un rire…
Sa voix se brisa un peu.
— La maladie me l’a prise il y a trois ans.
On a tout essayé.
Hôpital sur hôpital.
Sa mère m’a reproché de ne pas avoir été assez solide, assez présent, assez… je ne sais même plus.
Un jour, elle est partie.
L’appartement était vide.
Il inspira profondément.
— Les gens pensent que je roule pour fuir les responsabilités.
En vérité, je roule pour ne pas rester coincé face à un lit d’enfant vide.
Nadia sentit ses yeux la piquer.
— Je suis désolée, dit-elle doucement.
Elle ne savait pas quoi ajouter.
Alors elle parla de ce qu’elle connaissait.
— Le père de Yanis est parti il y a huit mois, expliqua-t-elle.
Il disait qu’il ne supportait plus « la pression », les factures, les couches, les nuits sans dormir.
Il a trouvé plus facile d’aller recommencer ailleurs, avec quelqu’un de plus jeune.
Depuis, pas un coup de fil.
Pas un centime.
Elle haussa les épaules, comme si ça ne la touchait plus, mais sa voix tremblait.
— Les gens pensent que c’est de ma faute.
Que j’ai « mal choisi ».
Ils ne voient pas qu’un jour, on s’est aimés pour de vrai.
Et qu’au final, c’est Yanis qui paie.
— Parfois, la vie casse les gens, dit simplement Marc.
Et les éclats blessent ceux qui restent.
Le silence qui suivit n’était plus gênant.
Il avait la douceur d’un moment où chacun se reconnaît un peu dans la douleur de l’autre.
Yanis, épuisé mais réchauffé par la soupe et les odeurs de cuisine, s’était assoupi contre Thierry, roulé en boule dans son blouson de cuir.
Voir son fils dormir sereinement dans les bras d’un homme qu’elle aurait fui une heure plus tôt tira à Nadia un sourire tremblant.
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