— Je crois que c’est déjà fait.
Madeleine pencha la tête, intriguée.
Nadia lui raconta, par bribes, la tempête, les motos, le jeune homme blessé, la soupe partagée, l’enveloppe.
— Eh bien, fit la vieille dame après un moment de silence, on dirait que la vie commence enfin à vous rendre ce que vous lui avez donné.
C’est parfois long, mais ça finit par arriver.
Quand Nadia sortit de chez Madeleine, Yanis endormi contre son épaule, la neige commençait à fondre en petites rigoles le long des trottoirs.
Dans sa poche, elle sentait le poids de la nouvelle enveloppe, plus léger que le poids de la phrase de la vieille dame :
« On dirait que la vie commence enfin à vous rendre ce que vous lui avez donné. »
Elle rentra chez elle, prépara un peu de soupe, borda Yanis dans le canapé, sous une couverture douce.
Le radiateur soufflant réchauffait doucement la pièce.
Sur la table, côte à côte, les deux enveloppes – celle de Marc et celle de Madeleine – semblaient se répondre en silence.
Nadia ne le savait pas encore, mais ces deux gestes de bonté, si différents et pourtant si semblables, venaient de tisser un lien invisible qui dépassait de loin les murs de son immeuble.
Trois jours plus tard, alors qu’elle pensait sa vie revenue à une routine précaire mais un peu moins désespérée, le sol se mettrait à vibrer.
Le grondement familier des motos remplirait à nouveau la rue.
Mais cette fois, il ne s’agirait pas de vingt-cinq Cavaliers perdus dans une tempête.
Ce qui approchait, au bout de cette petite avenue de province, allait changer à jamais la vie de Nadia, de Yanis…
et de tout un quartier.
Trois jours après la visite des Cavaliers de Minuit, Nadia préparait un simple plat de pâtes pour le déjeuner.
Yanis, remis de sa fièvre, jouait sur le tapis du salon avec une petite voiture en plastique abîmée.
La vie semblait avoir repris son cours fragile : les factures, quelques commandes à emporter, les nuits à penser trop loin.
C’est alors qu’elle le sentit.
D’abord une vibration légère sous ses pieds, comme lorsqu’un train passe très loin.
Puis un grondement sourd, qui fit vibrer légèrement les verres dans le placard.
— Maman… c’est quoi ? demanda Yanis en levant la tête.
Le grondement enfla, se fit plus profond, plus large.
On aurait dit un orage qui ne voulait pas éclater.
Nadia posa sa cuillère, s’essuya les mains sur un torchon, s’approcha de la fenêtre.
Au début, elle ne vit rien.
Puis, au bout de la rue, apparurent des phares.
Pas ceux d’une voiture.
Une file de motos.
Dix.
Vingt.
Trente.
Encore.
La rue d’habitude si calme se transforma en un ruban de métal et de lumière.
Les moteurs faisaient trembler les vitres.
Les voisins sortirent sur leurs balcons, écartèrent les rideaux, ouvrirent les volets.
— Maman, regarde ! s’écria Yanis.
Des motos ! Plein de motos !
Nadia sentit son cœur s’emballer.
Au milieu de la colonne, elle reconnut une silhouette :
la carrure de Marc, son casque noir, la bande grise sur sa barbe.
Les motos se mirent en formation devant l’immeuble.
Le grondement cessa presque d’un coup, remplacé par un silence épais, seulement troublé par quelques moteurs encore chauds et des rires étouffés.
Nadia ouvrit la fenêtre.
Le froid entra d’un coup, mais elle n’y prêta pas attention.
Marc leva la tête, la vit, et lui fit signe en souriant.
— Nadia ! appela-t-il.
On peut monter ? On a un peu de travail à faire, ici.
Les autres voisins se tournèrent vers elle, comme si eux aussi attendaient sa réponse.
Elle ouvrit grand la fenêtre, puis la porte de l’appartement, et descendit les quelques marches jusqu’au rez-de-chaussée.
Yanis courait derrière elle, surexcité par le spectacle.
Sur le parking, Marc l’attendait déjà, entouré d’une foule de motards et de quelques femmes en blouson de cuir également.
Ils étaient beaucoup plus nombreux que la première fois.
— Qu’est-ce que… tout ça ? balbutia Nadia.
— On vous avait dit qu’on n’oublierait pas, répondit Marc.
La dernière fois, c’était la tempête.
Aujourd’hui, il fait froid… mais surtout, il est temps que vous ne soyez plus seule.
Il se tourna vers la rue.
— Cavaliers ! cria-t-il d’une voix puissante.
Je vous présente Nadia, notre amie, notre sœur.
C’est grâce à elle que Léo est encore là.
C’est chez elle qu’on va bosser aujourd’hui.
Un murmure d’approbation parcourut le groupe.
Une femme d’une cinquantaine d’années, cheveux attachés en queue-de-cheval, lunettes rectangulaires et blouson sur lequel était brodé « Chapitre Rhône », s’avança.
— Je m’appelle Claire, dit-elle en tendant la main à Nadia.
On vient de partout : Lyon, Besançon, Grenoble, même de plus loin.
Quand on a raconté ton histoire au reste du club, personne n’a voulu rester chez soi.
Elle montra du doigt un fourgon garé un peu plus loin.
Il était rempli jusqu’au plafond de cartons, de sacs, de planches, d’outils.
— Là-dedans, ajouta-t-elle, tu as de quoi transformer ton appartement en vrai petit restaurant.
Matériel de cuisine, peinture, étagères, tables, chaises…
Et à l’arrière, il y a d’autres camions avec des artisans qui roulent avec nous : électricien, plombier, menuisier.
Nadia resta un moment sans voix.
— Non… C’est impossible.
Je ne peux pas accepter…
— Nadia, intervint Marc doucement, tu as ouvert ta porte à vingt-cinq inconnus par une nuit où personne n’aurait osé sortir.
Tu as soigné un des nôtres avec ce que tu avais.
Tu nous as nourris alors que tu ne savais pas comment tu allais remplir ton frigo.
Maintenant, c’est à notre tour.
Les voisins continuaient d’arriver, attirés par le spectacle.
Mme Dupont, sur son balcon, observait la scène en serrant sa robe de chambre contre elle, le visage fermé.
— Vous… vous êtes combien ? demanda Nadia.
— Un peu plus de mille, répondit Claire, amusée.
On n’a pas tous pu venir jusqu’ici, alors certains se sont regroupés sur la place du village, plus loin.
Tous n’entreront pas, rassure-toi.
Mais on est assez nombreux pour refaire ton espace de fond en comble.
Marc sortit une nouvelle enveloppe de son blouson.
Plus épaisse encore que la première.
— Et ça, c’est pour repartir sur de bonnes bases : dettes, petit fonds de roulement, un vrai four digne de ta cuisine.
C’est la participation de tous les chapitres.
On a fait passer le chapeau.
Nadia sentit ses jambes se dérober.
Elle s’accrocha à la rambarde.
— Je… je n’ai rien fait d’extraordinaire, murmura-t-elle.
— Justement, dit doucement Claire.
Les actes « ordinaires » de bonté, ce sont eux qui sauvent le monde, petit morceau par petit morceau.
Très vite, la cour ressembla à un chantier.
Sans qu’on ait besoin de leur dire quoi que ce soit, les Cavaliers de Minuit se répartirent les tâches.
Certains montaient des planches, d’autres descendaient les vieux meubles usés de Nadia, d’autres encore traçaient des plans sur un carnet.
Un électricien vérifia l’installation, secoua la tête, puis déclara :
— On va mettre ça aux normes.
Si tu dois servir du monde, il te faut du solide.
Un menuisier sortit un mètre et mesura la pièce principale.
— On peut abattre cette cloison-là, proposa-t-il.
Ça fera une grande salle au lieu d’un petit salon coincé.
Tu auras de la place pour six ou sept tables.
Nadia regardait aller et venir ce monde, complètement dépassée.
Yanis, lui, était aux anges.
Il passait d’un groupe à l’autre, posait mille questions, se hissait sur la pointe des pieds pour toucher du bout des doigts un guidon, un casque, une selle.
— C’est ma moto préférée, annonça-t-il à un motard au look impressionnant, tatoué du cou jusqu’aux mains.
— Alors elle sera à toi pour la photo, répondit l’homme en le soulevant pour l’asseoir dessus, moteur éteint.
Les voisins, d’abord méfiants, commencèrent à descendre eux aussi.
Un jeune du quatrième proposa d’aider à monter les cartons.
Une dame apporta un thermos de café.
Un couple du deuxième se proposa de garder un œil sur les enfants qui couraient partout.
Madeleine finit par traverser la cour, appuyée sur sa canne, intriguée par le vacarme.
— Qu’est-ce que vous mijotez encore, là ? lança-t-elle avec un sourire.
Claire s’approcha pour lui expliquer la situation.
La vieille dame écouta en silence, puis posa sa main sur l’avant-bras de Nadia.
— Tu vois, ma fille ?
Je t’avais dit que la vie finit par rendre ce qu’on lui donne.
Il suffisait qu’elle trouve la bonne route.
Pendant que les travaux battaient leur plein, on installa une grande table devant l’immeuble.
Nadia y posa de grands plats de soupe, quelques salades, du pain.
Chacun se servait au passage, motards et voisins confondus.
L’après-midi, le chantier était déjà méconnaissable.
On avait retiré la cloison entre le salon et l’entrée, repeint les murs en blanc cassé, installé des appliques simples mais chaleureuses.
La vieille table branlante avait été remplacée par un grand comptoir en bois clair, où Nadia pourrait servir les plats et encaisser.
Dans la cuisine, un four puissant, une hotte digne d’un restaurant, des étagères solides et un frigo plus grand prenaient place.
— On dirait un vrai bistrot, chuchota Nadia, les yeux brillants.
— C’en est un, répondit Marc.
Et crois-moi, on va le remplir.
Alors que le soleil commençait à décliner, quelqu’un se mit à chanter doucement près de la table commune.
Une chanson ancienne, que beaucoup des plus âgés connaissaient.
Certains reprirent en chœur.
Les enfants jouaient entre les motos comme s’il s’agissait de manèges immobiles.
Nadia rangeait quelques casseroles quand elle aperçut Léo, appuyé contre le mur, en conversation avec Madeleine.
La vieille dame fixait quelque chose accroché au cou du jeune homme.
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